
Photographie d’Anton Forlin fournie par lui-même.
Voici un quatrième « dialogue du goût », après des entretiens avec Jean-Baptiste Loubet, Fabien Sovant et Massimiliano Mocchia di Coggiola.
Il y a quelques semaines de cela, sur le chemin conduisant à mon domicile, je remarquais deux silhouettes très élégantes de jeunes hommes, que je figurais être des honnêtes hommes contemporains (voir à leur sujet cet article), point sur lequel, par la suite, je constatais que je ne m’étais pas trompé. L’un était habillé de pied en cap dans un style années trente et quarante, très distingué, très fin, avec un lustre d’illustration de mode ou d’acteur de cinéma, et l’autre était plus Belle-Époque, avec un peu plus de fantaisie dans l’accoutrement : dans le revers de son pantalon particulièrement haut, son chapeau melon, sa cravate et sa pochette assorties dans des couleurs assez criardes, comme les chaussettes, contrastant avec le reste du costume plutôt sombre et apportant un supplément de gaieté toujours la bienvenue dans l’univers élégant.
Quelle stupéfaction de les voir tourner dans la direction que je devais emprunter et entrer dans une salle d’exposition. Habitant juste à côté, je bondis chez moi pour lâcher mes courses et me rendis là où ils étaient allés et dont on était en train de fermer la porte, car un concert de clavecin y commençait. Je rentrais in extremis et attendis la fin des interprétations des compositeurs Claude Balastre (1724 – 1799), François Couperin (1668 – 1733), Jean-François Dandrieu (1682 – 1738) et Johan Sebastian Bach (1685 – 1750), pour accoster ces deux amis (Charles Betoulle et Anton Forlin) et leur demander un entretien que voici.
– Pourriez-vous, s’il vous plaît, décrire précisément les vêtements que vous portiez quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois ?
– Anton : Je portais pour ma part un ensemble dépareillé – pantalon de drap (en laine) à pinces gris clair rayé bleu, une veste en drap bleu marine à légers motifs de carreaux – garni d’une cravate orange à motif paisley, d’une paire de richelieus en cuir brogues bicolores dans des teintes de fauve, et d’un Borsalino gris en feutre de poil.
– Charles : Quant à moi, je portais des bottines derby couleur châtaigne, un pantalon à pinces Berteil gris anthracite en flanelle, un gilet gris rayé réhaussé d’une chaîne giletière à motifs d’entrelacs, un blazer bleu marine que je tiens de mon grand-père, une cravate à large pan de mon arrière-grand-père et un chapeau melon années 1920 de marque Cook & Manby.
– Où vous procurez-vous votre garde-robe ?
– Anton : Je butine essentiellement dans la seconde-main, en friperie ou sur internet, sauf quelques accessoires neufs comme les sous-vêtements.
– Charles : Pour ma part, j’avoue que mon principal fournisseur n’est autre que mon grand-père. Du reste, j’ai fait quelques très bonnes affaires en ventes publiques à l’hôtel Drouot, et même sur des sites comme Leboncoin où certains vendeurs n’ont aucune idée de la véritable valeur de leurs produits : le mois dernier, j’ai acquis un frac daté de 1933 en parfait état pour une centaine d’euros seulement !
– Pourriez-vous, maintenant, vous présenter plus largement ?
– Anton (23 ans) : À titre professionnel, je me dirige vers une carrière dans l’enseignement et la recherche en histoire, et plus précisément dans ce qui m’intéresse, l’Ancien Régime et l’histoire religieuse ; je me prépare actuellement à l’agrégation. Amoureux de Paris, j’ai grandi entouré des Alpes de la région grenobloise, près de la Grande Chartreuse. C’est dans cet écrin que j’ai découvert la foi catholique, qui occupe aujourd’hui une place assez cardinale dans ma vie. On peut dire également que la musique m’est chère, et particulièrement le genre baroque – Bach, Charpentier, entre autres – mais je ne renie pas mes premiers amours rock et jazz. Charles et moi sommes de grands fêtards, toujours enclins à déguster des verres en terrasse avec des amis et à avoir de bonnes discussions. Nous sommes tous deux, je crois, à la poursuite de l’idéal de l’honnête homme qui, à mes yeux, se réalise pleinement dans l’harmonie avec les hommes et la Création en général, et dans l’union avec Dieu.
– Charles (22 ans) : Je suis originaire de la ville boudée (à juste titre) de Limoges. J’aime mieux me dire corrézien, département voisin où mes grands-parents résident, d’où ils tiennent leurs racines, et que j’arpente avec assiduité depuis l’enfance. Après un baccalauréat littéraire orienté vers les lettres classiques, je suis venu à Paris étudier l’histoire de l’art au sein de l’école du Louvre. Je suis passionné d’objets depuis toujours, c’est ce qui m’a poussé vers cette formation. Cela a commencé par de classiques collections d’enfant (numismatique, minéraux, etc.), puis je me suis dirigé vers le militaria que j’ai collectionné avidement ces 10 dernières années. En arrivant à Paris, il y a quatre ans, je me suis directement épris de l’hôtel Drouot : un monde nouveau s’est alors ouvert à moi et j’ai pu débuter une collection d’antiques (particulièrement chinois et sumériens), chose impensable jusque-là pour un modeste Limougeaud ! Depuis, je suis assez peu assidu des amphithéâtres, préférant privilégier les salles de vente, les cafés parisiens et mon bureau. J’aime beaucoup la littérature française du XIXe et plus particulièrement la poésie. Je suis également féru de musique, vivre sans elle me paraît impensable. Durant les trois premières années de ma vie parisienne, en parallèle de mes études, je travaillais comme vendeur à la boutique de souvenirs de la Sainte-Chapelle de Paris et vivais en concubinage. Suite à une séparation douloureuse, j’ai révisé mes objectifs. Je me suis rapproché de mes amis, j’ai embrassé la vertu et j’ai quitté ce travail peu stimulant (excédé par le consumérisme, l’hypocrisie et l’impolitesse) pour me tourner vers la vente d’antiquités, plus incertaine, mais largement plus plaisante. Pour me définir aujourd’hui, je prends à la lettre les conseils de Charles Baudelaire dans les Petits poèmes en prose : tous les jours, sans trêve, je m’enivre de vin, de poésie et de vertu !
– Quand on vous voit, on note du raffinement dans votre tenue, mais aussi un quelque chose en plus. Selon vous, qu’est-ce qu’être élégant ? Pourquoi l’apparence y est-elle importante ? D’après ce que vous m’avez dit, l’apparence n’est pas tout. Pouvez-vous vous expliquer ?
– Anton : Être élégant, c’est, à mon sens, choisir le beau en toute chose de la vie. Préférer le beau au laid, le subtil au grossier, la légèreté et l’empressement discret plutôt que les grands gestes et l’omniprésence ; mais par-dessus tout, c’est s’efforcer de privilégier le bon, le bien, la vérité dans les choses de la vie, en toute humilité. Le caractère extérieur de l’apparence élégante n’est que le reflet "exubérant" (aux yeux du tout-venant contemporain, mais qui ne l’était pas forcément il y a quelque temps encore) d’un homme intérieurement structuré, et soucieux du bon ordre du monde et de l’harmonie en société.
– Charles : Il faut à mon sens distinguer l’élégance à proprement parler du fait d’être vêtu élégamment. Un barbare grossier et sans culture peut, s’il en a les moyens, se payer le luxe d’un beau costume sur mesure (il suffit de voir les sportifs internationaux durant des galas de charité), mais ça ne fera pas de lui quelqu’un d’élégant. Une personne élégante est une personne discrète que tout le monde remarque. Elle ne demande pas l’addition de façon outrancière tout en sortant une liasse de billets à la vue de tous, elle prétexte plutôt d’aller aux cabinets pour en fait la régler et revenir sans dire mot. L’élégance est synonyme de politesse, de retenue et d’éducation. Passée la dimension morale, il est effectivement important de soigner sa façade, mais encore une fois le costume n’est pas tout : si la personne qui le porte a le menton bas, le dos voûté et bâille sans se couvrir la bouche, son costume ne l’aide en rien (on en revient donc à l’éducation). De plus, à mon sens et cette fois de façon beaucoup plus matérielle, l’élégance dans l’habillement passe davantage par le beau que par le précieux, un véritable progrès par rapport à l’Antiquité où la parure considérée la plus belle était celle qui contenait le plus d’or et de pierreries.
– Où trouvez-vous vos inspirations culturelles, intellectuelles et spirituelles ?
– Anton : Mes influences sont tout autant musicales que littéraires ou visuelles, avec un intérêt marqué pour la philosophie antique, la littérature allemande des XIXe et XXe siècles, la musique ancienne, la peinture… Spirituellement, au-delà du Nouveau Testament, la doctrine des anciens me plaît, et particulièrement celle des Pères de l’Église, qui ont su préserver l’héritage antique tout en le sublimant par la Révélation ; mais j’apprécie également les mystiques comme Maître Eckhart et leur approche beaucoup plus sensible, sensorielle de la foi.
– Charles : Mes inspirations culturelles et intellectuelles sont très larges, les énumérer toutes serait assez barbant, disons qu’elles englobent aussi bien la littérature européenne des derniers siècles que la culture rock des années soixante et soixante-dix tout en passant par les arts d’Extrême-Orient. J’avoue être assez passionné par la vie et l’œuvre des poètes maudits auxquels, je le confesse, je m’identifie quelque peu. Quant à mes inspirations spirituelles, j’ai beaucoup d’admiration pour les lettrés chinois des dynasties Song et Yuan. Je trouve que leur philosophie simple, vertueuse, archaïsante et prônant l’honneur à tout prix peut se retrouver dans certaines œuvres françaises ; je pense notamment à l’œuvre poétique de Nicolas Gilbert.
– Comment passez-vous vos journées ? Pouvez-vous nous décrire une journée type ?
– Anton : Idéalement, ma journée-type à Paris commence par l’étude, si possible à la bibliothèque de la Sorbonne, lieu naturellement propice au travail intellectuel. La pause méridienne est souvent synonyme de court repas et de promenade au jardin du Luxembourg, suivie de l’étude l’après-midi. Le soir, je rejoins mes amis ou rentre me reposer. Les jours chômés sont souvent le moment idéal pour sortir longuement le chien dont je m’occupe parfois, aller à la messe et déambuler dans Paris en quête d’un square agréable ou d’un joli musée ; ou ne rien faire.
– Charles : Mes journées sont toutes assez différentes, mais si je devais en décrire une plaisante et représentative, ce serait celle-ci. Je me réveille aux environs de 9h-10h (je suis un couche-tard). Jusqu’aux environs de 14h, je reste calfeutré dans mon appartement pour tous les travaux désagréables sur ordinateur. Ensuite, je pars à Drouot où je commence par déguster une andouillette au Central en observant les passants (haut-lieu où certains grands noms comme Verlaine, Rimbaud ou Forain avaient leurs habitudes) : la nourriture y est bonne, peu coûteuse, et le personnel sympathique. Ensuite, je fais un tour de salle, autant pour le plaisir des yeux que pour repérer d’éventuelles bonnes affaires. Puis, si le temps le permet, je marche lentement dans la rue en regardant les bâtiments, jusqu’à trouver un banc plaisant dans un parc ou un square. Là, je lis, je regarde les arbres, mais également les belles passantes s’il y en a : je reste un homme ! Ensuite, je rejoins mes amis pour boire et converser, comme Shi Nai-an le décrit dans le prologue de son œuvre phare. Selon l’heure à laquelle nous terminons, je peux me coucher, lire, ou terminer les travaux inachevés jusqu’à trouver le sommeil.
– Quels lieux fréquentez-vous ?
– Anton : Outre la Sorbonne, nous avons tous deux des cafés où nous avons nos habitudes : le 2 bis Café, dans le Quartier latin, ou encore le café Divan, rue de la Roquette, près de chez Charles chez qui je me rends régulièrement. Mais par-dessus tout, j’aime aller dans les églises parisiennes : Saint-Roch et Saint-Eugène pour l’office, Saint-Etienne-du-Mont pour Pascal, Sainte-Geneviève, le jubé et l’architecture hétéroclite.
– Charles : Pour ce qui est des débits de boisson, Anton a dit la messe. Du reste, j’aimerais rajouter mon petit appartement parisien qui, depuis des années, est en quelque sorte notre agora, ainsi que le bois de Vincennes (dans sa partie la plus anthropisée), le Marais, et surtout, le cimetière du Père-Lachaise. Ce dernier est mon lieu favori à Paris ; vie et mort s’y mêlent et toutes formes d’architectures y cohabitent ; le lieu est plutôt bien tenu et heureusement pas trop gangrené par le tourisme. C’est d’ailleurs le seul lieu où l’on peut, au cours d’une même promenade, croiser par hasard au détour d’un sentier, Jim Morrison, Chopin, Sarah Bernhardt et même Abélard et Héloïse !
– Depuis quand suivez-vous cette voie élégante ?
– Anton : Il y a quelques mois que nous nous sommes décidés à choisir l’élégance vestimentaire, après tergiversations, vers la fin de l’automne.
– Charles : Pour ce qui est de l’élégance morale, il est dur d’arrêter une date, mais je rejoins Anton pour ce qui est de l’habillement. Je pense que mon ex-compagne (qui n’aimait pas spécialement ce style qui, je le pense, attirait trop l’attention à son goût) était une entrave à ce changement. Je crois qu’elle s’est depuis ravisée à ce sujet devant le fait accompli.

Photographie de Charles Betoulle provenant de la page présentant de vendeur d’oeuvres d’art sur Proantic.