
LES MANUELS DE CIVILITÉ. On distingue deux sortes de traités de civilité. L’un s’adresse aux enfants et l’autre aux adultes. Le premier est sur la civilité dite « puérile », puer signifiant « enfant » en latin. Le second est destiné aux adultes et, dans l’Ancien Régime, prend parfois le nom de « civilité honnête », en particulier au XVIIe siècle.
LA CIVILITÉ PUÉRILE. Le Néerlandais Érasme (vers 1467 – 1536) est peut-être le premier à écrire un livre entier sur la civilité puérile. Il s’agit du De civilitate morum puerilium, publié en 1530, traduit en français par La Civilité puérile et destiné à son élève et prince Henri de Bourgogne.
LES TROIS GRANDS GENRES DE MANUELS DE CIVILITÉ POUR ADULTES. Les manuels de civilité pour adultes ont différentes gradations. Les uns proposent des préceptes comparables à ceux adressés aux enfants ou jeunes adultes, comme c’est le cas avec les manuels de savoir-vivre, particulièrement à la mode à partir du XIXe siècle. Dans l’Ancien Régime, d’autres s’adressent aux gentilshommes, courtisans et dames de qualité. Souvent, il y est indiqué comment se comporter dans une cour. D’autres sont davantage philosophiques. J’occupe de nombreux passages de mon livre, Poétique de l’Élégance, sur ces derniers. Certains ouvrages, comme celui d’un Italien du XVIe siècle (voir la référence dans mon livre), arrivent à concilier les trois niveaux, dans une pure simplicité gracieuse qui fait l’élégance, ce que Montesquieu appelle « le style naïf ».
LA CIVILITÉ HONNÊTE. Cette troisième matière se rencontre dans des ouvrages dès l’Antiquité, comme chez Cicéron (106 – 43 av. J.-C.), mais des livres complets sur ce sujet sont surtout composés par une poignée d’auteurs du XVIIe siècle. Il s’agit de manuels de l’honnête homme, ce dernier mot étant à prendre comme synonyme d’« être humain » et d’« individu ».
LES ÉVOLUTIONS DE LA CIVILITÉ. L’honnêteté fait suite à la galanterie, la galanterie à la courtoisie, la courtoisie à l’urbanité romaine, avec, la précédant, l’idéal grec de bonté et de beauté. L’honnêteté se dilue au XVIIIe siècle dans des valeurs comme le « bon goût » et la philosophie des Lumières, pour déboucher sur la Révolution qui honnit la politesse (même si quelques rares manuels de civilité républicaine inspirés surtout de Jean-Jacques Rousseau paraissent), impose le tutoiement républicain, détruit ou saccage tout ce qui représente l’Ancien Régime et publie des revues ordurières comme les journaux dits du « père Duchesne ». Le XIXe siècle fige la politesse dans des manuels de savoir-vivre et l’ampute d’une grande partie de la science de l’honnête homme, la plus importante : sa sagesse. Il n’est plus question d’être libertaire (on dit à l’époque « libertin »), libre, amoureux d’une vie en communauté brillante, colorée, fine. La finesse n’est plus d’actualité, et l’est de moins en moins depuis, pour disparaître progressivement.
AUJOURD’HUI : LA DISPARITION DE LA CIVILITÉ. Dans son livre, La Politesse et sa philosophie (Paris : PUF, collection « Philosophie d’aujourd’hui », 1996), Camille Pernot fait ce constat de la disparition de la politesse. Dans le dernier chapitre, intitulé « L’avenir incertain de la politesse », et la conclusion de cet ouvrage, l’auteur prévient que cela va continuer à empirer, ce que l’on constate aujourd’hui. Comme causes, elle distingue tout d’abord « des transformations idéologiques », avec parmi elles « la doctrine démocratique ».
L’IDÉOLOGIE DES DROITS. Comme nous venons de le voir, l’impolitesse comme règle naît avec la Révolution, à partir de 1789. Camille Pernot considère encore comme plus grave ce qu’elle appelle « l’idéologie des droits » qui, non seulement ajoute des droits spéciaux et réservés à des catégories de la population, mais idéologise (au sens péjoratif du terme) la notion de droit lui faisant perdre toute consistance.
Depuis quelques années, la langue française est particulièrement la cible de cette « idéologie des droits », par exemple à travers l'écriture dite « inclusive ». En cherchant pour cet article dans le Wiktionnaire si le mot « auteur » s'écrit bien ainsi au féminin, voici notamment ce que j'ai trouvé :

L’INDIVIDUALISME ET LE COMMUNAUTARISME. D’après elle, l’idéologie des droits n’est qu’une des expressions de l’individualisme, et le renforce même. « La société n’est plus entendue comme une réalité morale », mais « est réduite à une structure de fonctionnement ». La « vie sociale à proprement parler, l’entente et la communication avec tous ne sont plus considérées comme des valeurs ni recherchées pour elles-mêmes. » « L’effacement relatif de la sociabilité enlève progressivement à la politesse sa raison d’être ». « L’idée qu’une volonté de communication et d’accord, qu’une véritable sociabilité pourrait venir se superposer aux rapports interindividuels spontanés [et j’ajoute communautaires] pour en éliminer ou, du moins, affaiblir les tensions, paraît à beaucoup aujourd’hui une vue irréaliste. » D’après moi, cela tend à créer des frontières entre les gens et les communautés, au-delà des frontières nationales. Vivre ensemble ne devient plus nécessaire. On s’enferme dans un individualisme à son paroxysme avec la numérisation des vies ou, beaucoup plus rarement, dans son rejet. Dans tous les cas, la politesse s’efface ou n’est utilisée que dans ses représentations les plus rudimentaires et dans l’attente de l’acceptation de l’individu ou de la communauté qu’il représente. « Tout cela sans agressivité : simplement le monde humain s’est rétréci et se limite à soi-même ou, au mieux, à l’entourage habituel. » « "S’exprimer", "se réaliser" sont devenus des maîtres mots. Ils signifient : donner libre cours à ses goûts, à ses idées, voire à ses fantasmes ; s’extérioriser de toutes les façons (et sur tous les points), laisser paraître et même afficher ce qu’on est, ce qu’on éprouve, ce qu’on aime, ses désirs et ses choix de vie. […] S’affirmer, s’exhiber dans sa singularité (ou ce qu’on croit tel) est considéré comme une dignité et un devoir. En revanche, les attitudes contraires, recommandées par les bienséances : la discrétion, la modestie, les égards, passent pour des faiblesses, des reniements ou des hypocrisies et sont rejetées. [J’ajoute qu’elles passent aussi très souvent inaperçues.] […] pour faciliter les échanges, [les bonnes manières] demandent l’effacement du moi tandis que le second [l’individualisme] assure la promotion de celui-ci au détriment de la communication : leur sens, on le voit, est diamétralement opposé. » Cet individualisme, ne cherche plus à se cacher derrière la politesse, mais s’affiche. Il « ne craint pas de se présenter à découvert ni, par conséquent, de rejeter explicitement ce qui l’entrave. »
LES ÉVOLUTIONS TECHNIQUES ET ÉCONOMIQUES. « Au danger idéologique s’ajoute celui que représente l’évolution technique et économique des sociétés les plus développées ; celle-ci a, en effet, des conséquences néfastes pour la politesse, et d’autant plus graves qu’il paraît difficile, pour ne pas dire impossible, de freiner le progrès technique ou d’en modifier le cours pour des raisons culturelles et morales. » L’auteur évoque les réflexions du philosophe Theodor W. Adorno (né Theodor Ludwig Wiesengrund : 1903 – 1969) dans son livre Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschädigten Leben (Berlin/Francfort : Suhrkamp 1951) : « […] quelles sont les conséquences du progrès technique, industriel et commercial, sur la vie quotidienne. Sa principale réponse est que la vie humaine dans son ensemble s’en trouve aliénée : la production matérielle qui devait être un simple moyen est devenue la fin de l’existence et la vie des individus est de plus en plus organisée en sa faveur. Un ordre matériel a pris la place d’un ordre spécifiquement humain : les hommes se traitent mutuellement comme des choses. Tout d’abord dans l’exercice de leur profession : pour le plus grand nombre les rapports de travail sont en effet régis par le seul impératif de l’efficacité et du rendement qui exige des comportements précis et automatiques, des échanges simplifiés et rapides, réduits à ce que requièrent strictement l’exécution et l’articulation de tâches mécaniques ou conçues sur ce modèle. Mais en dehors du travail les mêmes contraintes continuent de peser : c’est la vie tout entière qui se trouve placée sous le signe de la productivité. Les valeurs économiques servent de référence aux valeurs humaines : les relations deviennent strictement utilitaires, vont droit au but, ignorent les précautions, les ménagements ; et puisque "le temps est de l’argent" il faut l’économiser en évitant de compliquer les approches, les séparations et les conversations. Dans ce contexte Adorno juge que la politesse est devenue illégitime et impossible. D’autant plus illégitime qu’elle aurait d’après lui une signification éthique : sa fonction serait de reconnaître l’humanité et la dignité de chacun et d’élaborer dans cet esprit les relations entre les hommes. Or dans les conditions techniques où, à l’époque contemporaine, s’établissent ces relations, témoigner du respect, des égards et de la bienveillance ne peut servir qu’à dissimuler la détérioration foncière des contacts et des rapports sociaux et donc contribuer à la pérenniser. L’homme poli se comporte alors, en fait, comme un auxiliaire des forces aliénantes qui tente de faire passer pour compatible avec un ordre humain ce qui ne l’est pas. Mais pour juger de l’avenir de la politesse dans un tel monde, il faut, selon Adorno, aller plus loin encore dans le pessimisme et se rendre compte qu’elle n’y est même plus possible. D’une part, en effet, la technicisation et l’économie de profit excluent les formalités superflues et découragent les rapports désintéressés, les prévenances, le tact : les belles manières paraissent désadaptées, semblent un privilège périmé et en viennent à soulever l’hostilité de ceux à qui elles s’adressent en leur rappelant, par contraste, la situation inhumaine qui est ordinairement et irrémédiablement la leur. D’autre part, la rigueur et l’abstraction des rapports imposés par la société industrielle suscitent, dès qu’il est possible d’y échapper, des conduites compensatoires : des relations "libres", spontanées et chaleureuses faites de camaraderie cavalière et de familiarité. Mais ce n’est encore qu’une libération dérisoire et, surtout, illusoire car ces rapports dépourvus de tact, d’une certaine façon, manquent également d’humanité et sont l’effet, seulement indirect, de l’aliénation régnante. À suivre l’auteur des Minima moralia une vie sociale véritablement humaine serait devenue impraticable dans les conditions d’existence propres aux sociétés occidentales contemporaines. Aux individualités que la barbarie n’a pas encore complètement assujetties il ne resterait que la possibilité de refuser d’y contribuer en témoignant contre elle, mais sans espoir d’en inverser le cours par leur protestation. » Je rappelle que M. Adorno publie son livre en 1951 et Mme Pernot fait éditer le sien en 1996.
UNE SITUATION QUI S’AGGRAVE. Que dire de la situation aujourd’hui, où les gens s’attachent à leur ordiphone comme on attache autrefois un boulet au condamné, où les politiques et autres personnages publics, jusqu’au président de la République, se comportent avec une grande indécence, mentant, dissimulant, parlant mal, avec des anglicismes et grossièrement, étant corrompus, détruisant tout ce qui lie harmonieusement et élève, manipulant, nageant dans l’illégalité, bafouant la liberté, l’égalité et la fraternité, se comportant sans honneur, sans élégance, sans morale, etc. ?
EN REVENIR AUX FONDAMENTAUX. La technologie (ceux qui l’utilisent), non seulement enferme l’homme de son plein gré ou sans son consentement, mais multiplie la force des incivilités, car, comme formulé précédemment par Camille Pernot, la politesse sous-entend discrétion, modestie, considération d’autrui, effacement de l’ego. Celle-ci a écrit son livre avant que le téléphone portable se généralise : « le téléphone dont on a si souvent dénoncé les méfaits sur les mœurs, résumerait à lui seul l’effet regrettable d’un grand nombre de médiations techniques sur les contacts sociaux. » Aujourd’hui, la situation est bien pire, tellement que si je continuais d’en parler, je me sentirais sale, non seulement parce que les manières sont devenues vraiment globalement crasseuses, mais parce que, aussi, derrière sont des êtres humains. De plus, « la grandeur des forces en présence », comme le dit l’auteur, est si considérable que le mieux est d’éviter cela, de le fuir, en arrêtant d’utiliser l’ordiphone, en revenant à des rapports humains, en retrouvant la voie de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, de l'honnêteté et tous les fondamentaux qui font la véritable civilité.