Un ami collectionneur, possédant de nombreuses œuvres d’art du XIXe siècle ayant pour sujet les merveilleuses et les incroyables (voir ici) et une importante collection de documents d’époque sur le Directoire, m’a fait passer ces quatre papiers d’époque de chansons sur les incroyables. Je les présente ici, ainsi que leur retranscription avec l’orthographe, la grammaire et la ponctuation utilisées.
Les deux premières sont des manuscrits de la même chanson dont il est question dans cet article, mais avec un texte entièrement visible, comme quoi elle devait être très populaire.
« Les incroyables
air : Femmes qui voulez éprouver
1er
Quand un merveilleux séducteur
en bégayant vous peint sa flamme
jurant sa Parole d’honneur
qu’il vous chérit du fond de l’âme
quand sa toilette, son maintien
semble dire : Je suis aimable
jeunes femmes, songez y bien
ce jeune homme est un incroyable
2
Mais quand pour voler chez Garchi*
écrasant la foule éperdue
sur les ailes de son wiski**,
je vois hortense demie nue
son air gai, ses deux jolis bras
cette gaze à peine visible
ses yeux sur tout disent tout bas
Madame n’est pas impossible. Bis
3
Jadis un fat au moins avait
L’air gai, l’oeil vif et plein d’audace.
quand une femme minaudait,
elle minaudait avec grace ;
mais aujourd’hui nos jeunes gens
aveugles, bossus & risibles
semblent être les impuissants
de tant de femmes très possibles. Bis
Fin »
Le reste est un couplet « d’une Épouse mécontente à son Époux » sur « le même air ».
* Les documents d’époque décrivent Garchi comme un glacier ou un café des boulevards. Il voit le jour en 1789, et se situe à l'angle de la rue de Richelieu et du boulevard Montmartre. Il est très à la mode pour ses glaces, la belle jeunesse qui le fréquente, sa beauté moderne et antiquisante et parce qu’il fait le lien entre le Palais-Royal, la rue Richelieu et les boulevards. D’abord prénommé Jardins de Frascati, il est racheté en 1792 et rebaptisé Café Frascati par un glacier napolitain du nom de Garchi. Ce café ferme en 1857. J’ai écrit des articles sur le café Frascati visibles ici, ici et d’autres informations sont présentées ici et ici.
** Attelage léger d’origine anglaise.
Le second manuscrit retranscrit la même chanson avec seulement une légère variation de l’orthographe, par exemple certains « i » sont changés en « y ».
Le troisième document est une chanson imprimée, avec partition, sans doute royaliste.
« Les JNCROYABLES
Air Du Secret.
Incroy-a-bles quel est ce mot qui est le Sens qu’on y applique Je le de-mande au premier Sot qui aime encor la ré-pu-bli-que croire aux ver-tus aux bonnes mœurs de nos O-ra-teurs pi-toy-a-bles croi-re qu’il veulent notre bonheur nous disons tous c’est incroy-a-ble nous di-sons tous c’est incroy-a-ble.
2
Braves amis ; Ecoutez moi
Laissons la tout ce bavardage
Aux lieu de tems ; un vaut je croi
Bien mieux que ce belle assemblage
Un seul peut combler tous nos vœux
Il viendra ; le fait est notable
Et lorsque nous serons heureux
Nous ne serons plus incroyables (bis »
Le quatrième document est une chanson imprimée d’influence girondine, contre les jacobins plus ‘extrémistes’, voire d’inspiration royaliste.
« La Justification
DES INCROYABLES.
Par le Cit[oy]en Joron.
Les Diamans
1
Jadis au tems des Jacobins,
Notre parure était suspecte ;
L’on nous traitait de Muscadins*,
L’on détestait nos Cadenettes**,
Autre parti veut éclater
Dans notre pays misérable,
L’on commence par nous traiter
De merveilleux et d’incroyables.
2
Incroyable voila le mot,
Que chacun répète sans cesse ;
Et de ce mot là, plus d’un Sot :
Prétend insulter la Jeunesse,
Moi, je prouve dans ma chanson
Qu’on peut sans être un agréable,
A chaque instant avec raison,
Bien dire aussi c’est incroyable.
3
Par exemple lorsque l’on voit
Nos Soldats manquer de chaussure ;
Tandis qu’un fournisseur adroit,
S’en fait payer la fourniture :
Quand certain faiseur de pamphlets,
Qui fût jadis un pauvre Diable,
Couché aujourd’hui dans un Palais,
Nous disons tout est incroyable.
4
Quand l’auteur de Cadet Roussel,
Est plus applaudis que Molière ;
Quand on veut au hardy Cromwel***,
Comparer le plât robespiere ;
Quand celui qui fit Charles-neuf****
Croit être un homme inimitable,
Quand on veut absoudre Babeuf*****,
Nous disons tout est incroyable.
5
Quand on songe qu’au Tribunale,
Où l’on entraînait l’innocence ;
C’était un crime capitale,
D’oser embrasser sa défense ;
Quand on songe que des Enfants,
Qu’un Sexe aussi faible qu’aimable ;
Tombait sous le fer des briguans,
Nous disons tout est incroyable.
6
Celui qui nous donna ce nom,
Mérite très fort qu’on l’estime ;
Il a oublié le renom,
Qu’il avait acquis par ces crimes.
C’est un destructeur, un boureau,
Un gros Jacobins détestable ;
Nous taperions sur son manteau,
Avec un plaisir incroyable. »
* Sur les muscadins voir cet article, celui-ci et celui-là.
** Tresses d’origine militaire.
*** Sans doute Oliver Cromwell (1599 – 1658) figure du Commonwealth anglais, forme de république instaurée en Angleterre de 1649 à 1653 et de 1659 à 1660.
**** Charles IX, ou la Saint-Barthélemy est une tragédie à succès de Marie-Joseph Chénier (1764 – 1811) jouée en 1789 avec le fameux comédien incroyable Talma (1763 – 1826).
***** Révolutionnaire français (1760 – 1797). Il crée la « Conjuration des Égaux » contre le Directoire. Il est guillotiné. Ses idées inspirent un courant de pensée, le « babouvisme », qui préfigure le communisme et l'anarchisme.