Tronchinades : Marche et démarche. Une histoire de la chaussure

Cravate du 17e siècle

Marche et démarche. Une histoire de la chaussure, est la nouvelle exposition du Musée des Arts décoratifs de Paris, à voir jusqu’au 23 février 2020 ! PROLONGATION JUSQU'AU 22 MARS !

Le titre est trompeur, car il n'y est question que de chaussures, et on y expose presque que des chaussures ou plutôt des souliers  : des centaines, de tous les siècles depuis le Moyen Âge, et même de tous les continents, avec des exemples d’époque très émouvants, comme une paire à bouts carrés et à talons hauts ayant appartenue à Philippe d’Orléans (« Monsieur » : le père) mais sans ses fioritures (gros lacets, pompons ou grosses boucles), des poulaines du XVe siècle, dont une particulièrement longue et travaillée, une chaussure « à patte d’ours » du XVIe siècle (mode qui succéda à la poulaine, l’une ayant un bout très large et l’autre très long, dans un esprit de contradiction qui compose souvent les nouvelles modes de l’accoutrement), des patins, et bien d’autres trésors. On n’y parle pas des chausses et autres bas-de-chausses, ni des chaussettes, des bas, des guêtres… On n’évoque pas assez l’importance des lacets, des nœuds et autres fioritures, qui pour certaines sont de véritables bijoux, même si une petite partie de cette exhibition est consacrée aux boucles de chaussures du XVIIIe siècle. L’Antiquité est à peine effleurée : Je crois n’avoir vu qu’une statuette antique représentant Aphrodite nue mais chaussée de hautes cothurnes.

Au sujet des patins, on remarque qu’on en a utilisés depuis l’Antiquité, jusqu’à l’avènement des rues goudronnées et des trottoirs asphaltés. Des exemples sont exposés depuis le Moyen Âge jusqu’au XIXe siècle, avec certains adaptés pour les poulaines, d’autres très hauts (peut-être jusqu’à 50 cm), etc. Ces derniers sont aussi appelés « chopines » (voir des explications ici, et des exemples ici et ici).

J’ai découvert dans cette exposition que les chopines pouvaient être très travaillées, certaines entourées d’un velours de soie, agrémentées d’argent, de rubans, de cuir, sculptées de motifs, etc. La haute semelle était généralement en liège, ce qui les rendait légères malgré leur hauteur. Dans une partie de l’exposition, on peut même essayer des poulaines et des chopines dont une est haute de peut-être 30 cm. J’ai enfilé ces dernières, et l’on avance plus facilement qu'il n'y paraît avec. Avec les poulaines, il m’a semblé que l’on ne pouvait le faire qu’en marchant ‘en canard’.

Jusqu’au XVIIe siècle au moins, certains jeunes gens s’amusaient à faire claquer leurs patins. L’exposition n’évoque pas le claque-patin (ou cliquepatin) médiéval, un petit-maître connu pour cela. Du reste, il n’est à aucun moment question des personnages de la mode dont le nom vient d’un type de chaussure, comme pour le talon rouge (voir ici et ici), ou de la façon de marcher, comme pour le faucheur (voir ici), le fendant (voir ici), le flâneur, le museur (voir ici), ou le boulevardier (voir ici). Même le dandy est oublié, dont le nom vient de l’ancien français « dandin » : celui qui se dandine. Il n’y est pas question non plus du fameux persil (voir ici), complètement oublié aujourd’hui mais très en vogue jusqu’au XIXe siècle, qui consistait à marcher ostensiblement comme si on fauchait le persil. C’était en quelque-sorte l’ancêtre des défilés de mode. Le bois de Boulogne, un haut lieu de la parade de l’Ancien-Régime est éclipsé, de même que les boulevards, le cours la Reine (voir ici et ici), etc. Il me semble que l’on n’évoque pas non plus la Théorie de la démarche de Balzac (voir ici), le « faire belle jambe » masculin (voir ici), la promenade (voir ici et ici), C’est dommage, car le titre de cette exposition était très prometteur. La chaussure n’est qu’un élément de la marche et surtout de la démarche, comme la mode de l’accoutrement (chaussure, vêtement, coiffure, parure, petite oie, maquillage…) n’est qu’une partie de la mode, cette dernière englobant aussi la musique, la danse, les manières, le langage, les arts décoratifs… enfin tous les rythmes nouveaux.

Par contre, on retrouve certaines de ces notions dans le catalogue de cette manifestation. J'ai mentionné ces thèmes au conservateur en charge de cette exposition lorsqu'il m'a demandé de présenter une de mes gravures. Après mon message où j'acceptais de la prêter et lui parlais de tout cela (talons rouges, faire belle jambe, promenades, sautillements, maîtres de danse et de démarche, pied mignon, entravées…), avec des liens vers mes articles, il ne m'a plus jamais recontacté (pas même une invitation pour le vernissage), avant que je retrouve ces sujets évoqués seulement par lui-même dans ce catalogue. Il ne parle cependant pas du fauchage de persil sur lequel j'avais insisté, et qui est décidément complètement oublié aujourd'hui, bien qu'une des bases de la mode française. Il relate aussi une manière du XVIIIe siècle que je ne connaissais pas : « tronchiner ». Voici des passages de ce catalogue qui décrivent cela : « La marche au grand air est un sujet de prédilection des philosophes, des médecins et des hygiénistes des Lumières. […] Au milieu du XVIIIe siècle, Théodore Tronchin, médecin genevois réputé pour avoir encouragé l’inoculation, conteste l’immobilité des dames bien nées et préconise des exercices physiques et notamment la marche à celles qui ne connaissent que les mouvements produits par les secousses d’un carrosse ou d’une chaise à porteurs. […] À partir du milieu du siècle, les dames tronchinent – le médecin eut droit de son vivant à un verbe. En 1758, Edme Louis Billardon de Sauvigny précise dans une note que “Tronchin, […] l’inoculateur à la mode, a eu la gloire de voir toutes nos petites maîtresses […] aller les matins tronchiner : on voulait dire par-là se promener”. […] Les revues de mode et les chroniques contemporaines révèlent l’existence […] de robes à la Tronchin, dites tronchines. Il s’agit de ces robes dites “de négligé”, que l’on porte sans corps à baleines, sans paniers, et qui ont surtout la particularité d’être plus courtes que les robes à la française, leurs formelles aînées. Parée d’un ourlet s’arrêtant aux chevilles, la tronchine est destinée à la promenade. Cependant, il ne faut pas oublier que, dans ces années 1770, les souliers des dames demeurent hauts et instables [ceci dit pas plus instables, et peut-être même moins, que les hauts talons féminins actuels et du XXe siècle]. La mode, qui n’en est pas à sa première ruse, promeut alors l’usage des “cannes à la Tronchin” (“c’est ainsi qu’on nomme ces bâtons élevés, qui depuis 1770, ont pris tant de faveur parmi les personnes du beau sexe”, explique la Gallerie des modes en 1778 ), qui servent à équilibrer les marcheuses oscillantes. »

Évidemment, rien ne s'invente, et chacun apprend constamment de sources d'époque et plus récentes renvoyant à celles-ci ; mais sans partage, échange (conférer le mythe des Trois Grâces), cela ne devient que de la laideur et même du vol, même lorsque l'on prend un masque respectable de conservateur. Une belle démarche, avant d'être celle du corps, compose l'esprit… Je relate cette histoire, parce que c'est effrayant de constater qu'un conservateur de notre patrimoine puisse aussi être un voleur ou une personne malhonnête.

Si le thème de la marche est lui aussi présent dans le catalogue, il l'est assez peu dans l'exposition. On a même l'impression que l'on a véritablement commencé à marcher à partir du XXe siècle, avec l'invention des chaussures 'confortables' et toutes celles en plastique faites pour déambuler sur les sols uniformes d'asphalte. Beaucoup des exemples exposés d'avant cette période semblent plutôt inconfortables. La réalité est opposée : On marche beaucoup plus avant l'invention de la voiture à moteur, de la bicyclette, du train, du métro, de la trottinette, etc. Par exemple, les hommes font un grand usage des bottes. Les bottiers sont peut-être aussi nombreux que les chausseurs pour hommes. Il y en avait de très célèbres, comme le Bordelais Nicolas Lestage réputé pour sa confection de bottes sans couture offertes au roi Louis XIV. Il me semble que l'exposition ne montre aucune botte d'avant le XXe siècle, et on ne trouve aucune image de bottes d'avant le XXe siècle dans le catalogue. Pourtant, l'affiche de l'exposition présente la photographie d'une paire récente de bottes avec un haut talon... pas vraiment faites elles pour marcher longuement… Les bottiers fabriquaient aussi des brodequins, qui sont des chaussures montantes sur le bas de la jambe et se laçant. Certains de ces lacets ou bandelettes pouvaient monter jusqu'au genou, tenant ainsi le bas-de-chausse, à partir d'une chaussure ou de ce qui s'apparentait à des sandales, comme durant l'Antiquité et au Moyen Âge. Quant aux chaussures, bien que ne présentant pas de gauche et de droite avant la seconde partie du XIXe siècle, elles étaient souvent très confortables. Du fait même qu'elles n'avaient ni droite ni gauche, elles étaient très souvent confectionnées en tissu et autres matières souples. Jusqu'au XVIe siècle inclus, elles s'épousaient toujours au pied, même si certaines, comme les poulaines, avaient un bout long voire très long. Depuis l'Antiquité jusqu'au XVIe siècle inclus, elles n'avaient pas non plus de talon, même si quelques-unes pouvaient avoir de très hautes semelles, comme pour les cothurnes antiques, mais qui étaient souvent rapportées sous la forme de patins. Donc, si les patins pouvaient avoir de hautes semelles, le talon ne devint commun qu'à partir du XVIIe siècle, chez les femmes comme chez les hommes. Au début de l'exposition, on peut voir un exemple de poulaine s'épousant parfaitement au pied, sans talon ; et en regardant sur le côté caché, on s'aperçoit que celle-ci se nouait sur toute sa hauteur.

L'exposition fait peu de cas des métiers autour de l’habillement du pied. Pourtant il y en a de nombreux : chausseurs, bottiers, tanneurs, cuireors, bonnetiers (qui font aussi des chausses), tricoteuses, batestamiers, chanceteurs, chaussetiers, cordonniers, savetiers, corvoisiers, semeliers, talonniers, formiers, sabotiers, socquetier, pantoufliers, patiniers, guestriers, décrotteurs, cireurs, etc. La calcéophilie (voir ici) est oubliée. On n’y trouve pas non plus de souliers en faïence (voir ici). On n’y compte presque pas de gravures françaises, livres et peu d’autres documents anciens autour de la chaussure (quelques peintures, affiches, gravures anglaises, photographies tout de même).

Mais bon, rien que pour les poulaines, les chopines et toute l’histoire du soulier donnée par l’exemple, cette exposition vaut largement le détour. On y évoque aussi des chaussures qui font rêver, comme celle de Cendrillon, les bottes de sept lieues ou du chat botté, celles des paillasses et autres pitres de cirques, etc. On a donc là une belle exposition de souliers de toute l'époque moderne (depuis le Moyen Âge jusqu'à aujourd'hui). À quand une sur la chaussure et sur la marche et la démarche ?

Photographie ci-dessus : Le dossier de presse présente ces souliers comme : « Chaussures pour femme —Vers 1630 Paris, Musée des Arts Décoratifs © MAD Paris Photo : Jean Tholance ». Il peut tout aussi bien s’agir de chaussures d’homme. Dans La Noblesse française à l’église de Jean de Saint-Igny (v. 1595 – v. 1649) et Abraham Bosse (1602 – 1676), datant de 1630, on peut contempler des exemples de ces chaussures dont le talon se détachait de la semelle en contact avec le sol (voir ici, ici et ici). Du reste, il s’agissait sans doute souvent de patins, comme on en faisait au Moyen Âge, notamment pour les poulaines.

Merveilleuses & merveilleux