Il y a divers pans des mouvements de mode que je n’inscris pas dans la petite-maîtrise pour diverses raisons. Un en particulier est anglo-saxon, surtout du XXe siècle et englobant une somme impressionnante de courants : blues, rock’n’roll, hippie, hard-rock, rockabilly, mod, punk, ska, new-wave, rap, grunge, techno, etc. Un autre pan pourrait inclure tous ceux nés dans d’autres pays européens ou continents. Laurent Manet connaît beaucoup mieux que moi ces autres mouvements, en particulier ceux liés au rock, étant tombé dans la marmite très jeune, et ayant participé activement à l’un d’entre eux.
Je suis content de ce lien établi avec lui, qui est celui d’un amour commun du rythme, et des styles qui en découlent, ‘écrits’ par ceux qui ont décidé de prendre en main leur persona, le rôle qu’ils jouent ou ne veulent pas jouer dans la société… Ces rythmes sont surtout ceux de la rue, traditionnellement lieu où se déroulaient les comédies du théâtre, où tout le monde se rassemble sans obligatoirement s’y assembler, avec certains qui s’y distinguent tout particulièrement, parfois de manière très inattendue.
Beaucoup croient que les petits-maîtres sont tous de petits bourgeois ou aristocrates maniérés. J’ai de nombreux exemples de cette méprise, qui peut se comprendre par le nom même de « petit-maître ». Voici un aperçu de ce genre d’erreur dans cet article (cliquer ici), dont j’ai gommé le nom de l’auteur, d’une revue papier, chroniquant le livre Merveilleuses & merveilleux, qui franchement donnerait envie de se teindre les cheveux en rouge et de crier « HoulaHoulaHoulala ! », non pas tant parce que le titre de l’ouvrage et mon nom ne sont pas bien orthographiés, ce qui contrarie tout de même des recherches sur internet pour se procurer le livre, mais surtout parce que, malgré l’emploi de très jolies et poétiques expressions, l’auteur de cet article y stigmatise les petits-maîtres comme étant des « nantis », utilisant des « allégories distinctives » (très jolie expression du reste) « couramment indicatives de l’appartenance sociale et de revendications de signes extérieurs de richesse ». Si cela est vrai pour quelques-uns, c’est très loin de l’être pour tous ! La richesse de ces merveilleux c’est avant tout leur style, leurs manières, leur fantaisie, l’inventivité qu’ils déploient, les nouveaux rythmes qu’ils créent ou dont ils usent, leur modernité, leur jeunesse, etc. Ceci dit, je note aussi les quelques belles expressions de ce papier, qui elles méritent d’être reprises : « rituels esthétiques », « positions d’apparat », « intérêts figurés », « investissement », « connotations véhiculées par l’allure »… et le maintenant fameux « allégories distinctives » !
Lorsque j’ai rencontré Laurent de visu pour la première fois, je me suis aperçu qu’il avait une culture immense de ces « allégories distinctives », ce que l’on peut appeler « les mouvements de mode »*, en particulier du XXe siècle, appellation intéressante car faisant référence au rythme (« mouvements ») et au « mode » (la façon, la méthode de création de ces rythmes dans laquelle est incluse la mode). Il suffit de lui demander un renseignement sur l’un d’entre eux pour qu’il donne des détails ahurissants et importants… Comme je suis toujours à l’affût d’informations, j’ai trouvé le moyen de cet entretien pour en apprendre un peu plus ! Évidemment, il connaît tout particulièrement bien le mouvement punk, puisqu’il était l’un des deux membres fondateurs du groupe Ludwig von 88, qui a débuté en 1983.
Contrairement à son grand-frère anglais, le punk français jouait davantage sur la dérision que sur le no future, était peut-être plus festif que destroy, utilisait des paroles exclusivement en français (bon parfois on n’est pas sûr que cela soit du français !) et s’intégrait dans ce que l’on appelait alors le « mouvement alternatif ».
Pourtant, j’ai remarqué que Laurent restait très ouvert quand on parlait de mouvements de modes, car, je le répète, c’est un véritable passionné de ceux-ci, sentiment qu’il concrétise aujourd’hui notamment dans la création de figurines : Depuis quelques années, il fabrique et vend des figurines de ce monde rebelle, déjanté, excentrique et surtout anglo-saxon, que l’on retrouve sur figurines-rock.com, classées en catégories : Teddy Boys / Rockers – Mods – Skinheads / Bootboys – Punks / Hardcore – Psychobilly – Ska Reggae Rocksteady – Bikers – Gothiques Batcave – Hip Hop / Street – Rock'n'Roll Heroes – Cinéma TV – Animaux – Historiques. Il est déjà question de son travail dans l’article intitulé Catharsis obligatoire ?
* L’expression « mouvement de mode », popularisée par le livre Les Mouvements de mode expliqués aux parents de Hector Obalk, Alexandre Pasche et Alain Soral, paru en 1984, est déjà présente avec le sens décrit dans cet ouvrage dans les années 1970, où on évoque par exemple « le mouvement punk », etc.
DIALOGUE AVEC LAURENT MANET
– Salut Laurent ! Tu m’as dit que déjà en 1977, à 15 ans, lors de ton premier voyage à Londres avec tes parents, tu les as obligés à t’emmener dans la boutique SEX, lieu de rassemblement des débuts du mouvement punk, et à déambuler avec toi sur King's Road (de nos jours n’y allez pas vous y trouverez surtout des boutiques de prêt-à-porter, mais à l’époque c’était quelque chose !). Tu as assisté aussi plusieurs fois à des concerts de The Stranglers à l’époque… Raconte-nous, s’il te plaît, comment t’est venu ce goût pour le punk, surtout que depuis la France c’était plutôt difficile d’obtenir des informations, non ?
– Avec mon frère, nous sommes tombés dans le rock très tôt, en voyant les pochettes de disques dans les premiers supermarchés de la banlieue. Le critère de choix était souvent les plus sales trognes sur les photos. À l’époque, il y avait même des cabines d’écoute dans certains magasins. Donc on est tombé sur Alice Cooper, The Who, Slade, Creedence et on a commencé à s’intéresser au rock énergique. Vers 76/77 (j’avais 15 ans), il y avait déjà le magazine Best et quelques fanzines (comme Rock News) qui publiaient alors des articles microscopiques sur les Sex Pistols. Tout de suite on a été intrigué par le look des mecs. Les cheveux courts et hirsutes, les pantalons étroits en cuir, les t-shirts déchirés, les accessoires en métal divers… J’ai adoré, direct, ça changeait du look hippie des 70's. De plus j’étais bien content de voir que je n’étais pas le seul à en avoir par-dessus la tête des groupes progressifs de la fin des 70's, chiants et sortis des conservatoires. Ensuite, on est arrivé à capter les premiers disques punk et pub-rock dans une minuscule boutique sur Paris : l’Open Market… aussi l’arrivée du premier Ramones à la Fnac, oui oui… là ce fut la révélation, c’était la musique qu’on attendait, simple et accessible.
Les voyages culturels et scolaires avec mes parents profs m’ont emmené en Angleterre très souvent. Comme la culture est partout, entre deux visites de musées, on est passé en famille chez Sex. Mes parents étaient ouverts et gardaient leur côté touriste et curieux. On a été salement lorgnés par Jordan la vendeuse, mais j’étais aux anges ahahah. Ensuite je suis retourné seul ou en bande chaque année, voire plusieurs fois par an. King's Road était ces années-là la vitrine de tous les mouvements, goth, pirate, nouveaux romantiques, positive punk, psycho, etc. La boutique Sex devint World'end. On pouvait y voir déambuler des couples en tricorne et robes style Marie-Antoinette au milieu des gens du commun sans que personne ne s’en offusquât. C’est une des raisons de mon amour pour ce pays… et ses musiques.
Oui je suis devenu fan des Stranglers dès le premier album. Lors mes pérégrinations britishs j’ai eu l’occasion de les voir à Guilford, leur banlieue d’origine. L’arrivée à la gare avec tous les meninblacks chantant les derniers refrains et le parcours encadré par une garnison de bobbies auguraient déjà d’une ambiance assez chaude. Première partie : Hazel O'cConnor vue dans le film Breaking Glass (beau film sur l’époque punk) cool, et ensuite les maitres ahahah. Des gros punks se jetaient du balcon, et le concert, très très bon, dura plus longtemps que d’habitude. Quelques jours auparavant, autre ambiance : J’étais au concert des Lambrettas à Brighton, costumes mod bien repassés et chaussures vernies avec descente de skinheads sur la plage (ils avaient remplacé les rockeurs [sur le sujet voir le film Quadrophenia de 1979], on doit être en 79). Bref la découverte du punk est née de mon goût pour les styles à contre-courant. Et même si déjà dans les années 80 le punk était devenu réglementé, j’en étais toujours amateur.
– Une des grandes forces des mouvements de mode, notamment anglo-saxons mais aussi dans beaucoup de francophones, c’est de pouvoir créer un style avec rien : jouer des rythmes nouveaux simplement en changeant la langue, la manière d’être, de s’habiller, de faire de la musique, de chanter, etc. L’audace et l’imagination remplacent l’argent. Ce sont des richesses. Les adolescents l’ont bien compris, eux qui sont encore dépendants de leurs parents. Par exemple, pour être punk on a besoin de rien. J’ai lu quelque part que le punk français des années 1980 était né d’une énergie et d’une nécessité de l’exprimer. Cela est sans doute vrai pour tous les mouvements. As-tu conservé cette énergie ?
– Pas facile de garder la même énergie à 57 ans, mais l’envie reste, et c’est cette envie qui m’a poussé à créer sans me soucier des techniques et des critiques. En effet, les débuts du punk français des 80's sont venus de la banlieue. Peut-être en réaction à nos aînés de 77, plutôt arty et parisiens, nous avons cultivé le ratage, le minimal, le débile. Les punks influencés par l’Angleterre étaient devenus normés avec crêtes et blousons à clous, voire politisés. L’originalité initiale n’étant plus là, nous avons mélangé tous les styles sans règles.
– Durant la Révolution française on a déjà des prémices des mouvements punk et new-wave (et même gothique, etc.). Par exemple, durant la période 1789 – 1791, on appelait « noirs » de jeunes personnes, souvent issues de l’aristocratie, s’habillant en noir afin de manifester leur mécontentement face à la Révolution. Cela devint une véritable mode que l’on retrouve même portraiturée dans la revue de mode de l’époque Journal de la mode et du goût, ou Amusements du salon et de la toilette ! Par la suite, à partir de vers 1795, certaines jeunes femmes (les merveilleuses) se firent couper les cheveux comme on le faisait pour les guillotinés, dans des coupes « en hérisson » ou « à la victime » qui ressemblent beaucoup à certaines des punks. Surtout que souvent ces merveilleuses se mettaient autour de la poitrine une chaîne. Dans tout cela il y avait les expressions d’un certain désarroi, d’un no future et d’une rébellion. En même temps, les sans-culottes s’habillaient comme le peuple, même s’ils n’en étaient pas toujours issus, et manifestaient une énergie libertaire aussi très proche du punk. Pourtant, nous sommes là face à deux opposés. Selon toi, qu’est-ce qui lie tous les mouvements de mode, même les plus opposés ?
– Pourquoi on sort un jour dans la rue avec le trench de sa mère, un pantalon fait avec du scotch et des sacs poubelles, un vieux réveil autour du cou et les cheveux coupés avec des ciseaux à bouts ronds, en sachant qu’on va se faire mater, agresser dans le RER, refouler des bars ? Au départ pour se mettre à la marge, se démarquer des autres et ensuite rallier un groupe d’autres asociaux ahahah.
À partir du moment où le groupe est là on se crée des signes distinctifs, des règles, et ensuite les compromis arrivent, le style commence à se diffuser aux autres pas forcement au fait de tous les usages, et ça devient une mode.
Ce qui lie ces mouvements est le besoin de se démarquer et de façon contradictoire de faire partie d’un groupe. Après selon le lieu ou le hasard des rencontres on peut se retrouver dans des groupes opposés assez facilement.
– D’après toi, quels sont les mouvements marquant du XXe siècle, et ceux moins connus qui méritent d’être évoqués ?
– Les teddy boys, rockers, skinheads, mods, punks, psychos, goths pour les principaux avec tous les crossover et déclinaisons. Deux bandes intéressantes que j’ai découvertes récemment issues de fans de deux groupes de musique : Les juggalos sont les fans du groupe Insane Clown Posse et les turbojugend fans de Turbonegro, deux groupes très très festifs avec attitudes et codes vestimentaires choisis.
– Quels sont les mouvements d’avant le XXe siècle qui te parlent le plus ?
– J’aime bien les muscadins qui cultivaient un look très sophistiqué ainsi qu’une dose de provocation incroyablement dangereuse.
– Lors de notre entrevue, je t’ai demandé s’il existait, mis à part pour l’Angleterre et la France, d’autres mouvements de mode en Europe. Tu m’as cité comme exemple ceux du genre zazou en Allemagne, avec « les Edelweiss Pirates, Swing Kids, Navajos et le mouvement Rose Blanche. » En connais-tu d’autres ?
– Il doit sûrement y en avoir d’autres que je ne connais pas encore hélas.
– Personnellement, ce que je trouve intéressant dans les mouvements de mode, ce n’est pas le côté rebelle, mais le merveilleux, la fantaisie, la création, l’élégance, la liberté, la joie, le style, l’humour, l’invention de nouveaux rythmes jouissifs et la poésie inhérente à ces rythmes… Ces gandins sont des œuvres d’art totales, à part entière. Quand je croise dans la rue un aspect de petite-maîtresse ou de petit-maître, de ceux qu’on appelait « belles » ou « beaux », « merveilleuses » ou « merveilleux », cela m’apporte une profonde joie de vivre, comme une étincelle dans la nuit. Ce n’est pas grand-chose une étincelle, mais quand il fait nuit noire cela est d’un immense réconfort ! De ton côté, tu sembles principalement attiré par le style, l’énergie de rébellion et le caractère festif, joyeux et fantaisiste de ces mouvements… voire la dérision. Ai-je tort ? Qu’est-ce qui t’intéresse dans les mouvements du XXe siècle et d’aujourd’hui ?
– OUI, la fantaisie, l’originalité, la dérision mais aussi la beauté bien sûr comme tu le précises. Le jour ou j’ai vu les premiers rockeurs avec mes grands parents à la Foire du Trône, ils étaient là à zoner et poser leurs airs arrogants sur les gens, avec leurs blousons noirs en cuir et leurs cheveux gominés, je les ai trouvés simplement beaux et lumineux. À Londres j’ai eu ce genre de flash, un jour chez Boy sur King's Road : J’ai vu un punk tout bleu, vêtements bleus, crête bleue, visage et mains maquillés de bleu, le seul de son espèce à priori… la classe.
– Comment vois-tu le mouvement futur ?
– À l’heure actuelle, la mode et les styles passent de la rue aux boutiques en un temps record, et c’est pas facile d’assumer une différence visuelle à l’heure de l’uniformisation mondiale comme règle. La discrétion est de mise et, comme pour la musique, tout est recyclé. Je vois bien un mouvement qui assumerait le côté pollueur et virus de l’humanité. Un style qui aurait la pire empreinte carbone du monde ahahah !
– Ce n’est pas par exemple la voie qu’a suivie Loran de Bérurier Noir qui, pendant un temps, vivait avec sa compagne dans la nature, loin de tout, qui est végétarien, cultive son jardin et a fondé, il y a quelques années, un groupe de musique qui utilise des instruments de musique traditionnels et chante en breton. Personnellement, je rêve d’un mouvement de jeunes qui ne ferait pas usage d’instruments de musique utilisant l’électricité ni d'outils électroniques, dont la musique serait inécoutable sur internet (par exemple sur Youtube) ou dans de grands concerts, mais seulement en petits commités festifs, et qui jouerait avec l’élégance et l’originalité… complètement en dehors du système mondial. Du reste, cela existe peut-être déjà, sans que je le sache du fait du caractère ‘intime’ de ce mouvement. J’ai une autre question qui me turlupine : Comment appellerais-tu ces mouvements portés par chaque génération avec leurs propres rythmes ? Certains parlent de « rock », ce qui est réducteur, incluant surtout des mouvements anglo-saxons des XXe – XXIe siècles, mettant de côté des mouvements comme le rap ou la techno de même que tout ce qui précède le XXe siècle. D’autres appellent cela des « mouvements de mode » ou des « modes ». Je ne trouve aucune de ces appellations satisfaisantes, d’autant plus quand on fait remonter loin dans le temps cette succession, comme je le fais. Comment appellerais-tu cela ?
– Subculture ? J’aime bien l’expression « mouvement » ; c’est ce qui caractérise ceux que j’aime : Ils viennent essentiellement de la rue, de la déambulation, du cruising, de la frime. Même pour poser il faut sortir et se confronter aux autres. C’est ce mouvement qui me semble important.
– Le mot « subculture » me fait penser à celui d’« alternatif » qui a commencé à être utilisé avec le mouvement punk français je crois, dans les années 1980, ou peut-être avant avec les babas. Ce dernier est toujours en usage aujourd’hui, et même peut-être plus que jamais. Ce que j’apprécie dans ces styles, c’est qu’ils donnent la possibilité à chacun, quel que soit son niveau social, son genre d’intelligence, etc., de créer ses propres rythmes, son propre style. Tu me disais que, quand tu as commencé à fonder ton groupe, tu ne savais pas jouer de la guitare et que tu ne t’exerçais jamais à en jouer en dehors des répétitions et des concerts. Tu étais (et tu es sans doute toujours) punk, dans l’instant. Finalement, l’important c’était l’énergie, non ? Je trouve que c’est important de dire aux jeunes que, peu importe qui ils sont, d'où ils viennent, ce qu’ils sont capables de faire, etc., ils peuvent le faire, ils sont tous des héros, chacun en est un, chacun est maître de sa vie et de son destin, même si on pense ne pas être dans les normes sociales, on peut exister pleinement ! Es-tu d’accord ?
- Oui bien sûr, le côté Do it yourself est un des points fondateurs de ce qui est ma conception du punk et de l’art en général. La technique facilite la tâche, mais l’envie est plus importante et même si je suis une grosse feignasse, l’envie m’a poussé à réaliser divers trucs. Les idées et l’originalité sont nées du manque de technique et des erreurs. Il faut trouver des solutions et jamais se justifier ; continuer même si la majorité désapprouve, déteste ou ignore. Faire ce que l’on a envie de faire et pas de plan de carrière, pourquoi pas un business plan ou du crowdfunding ahaha. Il faut prendre des risques non calculés, sinon on fait de la déco ou de la musique d’ascenseur. Je ne parle pas d’originalité à tout prix mais juste d’ENVIE.