Dans mon livre Écologie du Sentiment, j’évoque un âge d’or de l’humanité. On en parle depuis la plus haute Antiquité et pendant tout l’Ancien Régime. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, il en est très souvent fait référence. J’ai lu dans un ouvrage du XVIIIe, je ne sais plus lequel mais peut-être se trouve-t-il dans ma bibliothèque, une anecdote révélatrice : Au siècle de Rousseau et de Voltaire, une personne invita des convives à une fête où furent apprêtées quatre grandes tables, chacune symbolisant un âge de l’humanité : d’or, d’argent, d’airain et de fer. La première était garnie simplement, de mets naturels, alors que la dernière comprenait un choix des réalisations culinaires et du service du temps de cette fête. Les invités restèrent peu à la première table de l’âge d’or, un peu plus à celle de l’âge d’argent puis à celle de l’âge d’airain, mais demeurèrent à banqueter à celle de l’âge de fer. Il est difficile de décrire ce qu’est l’âge d’or, car il n’est pas dans ce que l’on prend, mais ce que l’on donne harmonieusement, ceci étant la plus grande des richesses. On est alors dans la beauté et dans la bonté, « bonté » aussi dans le sens de bonheur. Cela est aux fondements des êtres humains. Aujourd’hui, s’il semble que beaucoup croient ne plus savoir le contempler ou n’ont juste pas l’idée que cela existe, ils ont toujours la possibilité d’en avoir des réminiscences. Lire ces lignes est un parfum, certes extrêmement diffus… mais présent…
Dans ses écrits, Platon fait souvent référence à ce souvenir enfoui en nous, cette intelligence que l’on peut qualifier de « divine » et que la maïeutique aide à révéler, par exemple dans Ménon ou de la Vertu dont voici des passages récoltés dans cette traduction :
« SOCRATE. […] c’est Pindare, et beaucoup d’autres poètes ; j’entends ceux qui sont divins. Pour ce qu’ils disent, le voici : examine si leurs discours te paraissent vrais. Ils disent que l’âme humaine est immortelle ; que tantôt elle s’éclipse, ce qu’ils appellent mourir ; tantôt elle reparaît, mais qu’elle ne périt jamais ; que pour cette raison il faut mener la vie la plus sainte possible ; car les âmes qui ont payé à Proserpine la dette de leurs anciennes fautes, elle les rend au bout de neuf ans à la lumière du soleil. De ces âmes sortent les rois illustres, célèbres par leur puissance, et les hommes grands par leur sagesse ; dans l’avenir les mortels les appellent de saints héros. Ainsi l’âme étant immortelle, étant d’ailleurs née plusieurs fois, et ayant vu ce qui se passe dans ce monde et dans l’autre et toutes choses, il n’est rien qu’elle n’ait appris. C’est pourquoi il n’est pas surprenant qu’à l’égard de la vertu et de tout le reste, elle soit en état de se ressouvenir de ce qu’elle a su antérieurement ; car, comme tout se tient, et que l’âme a tout appris, rien n’empêche qu’en se rappelant une seule chose, ce que les hommes appellent apprendre, on ne trouve de soi-même tout le reste, pourvu qu’on ait du courage, et qu’on ne se lasse point de chercher. En effet ce qu’on nomme chercher et apprendre n’est absolument que se ressouvenir. […] SOCRATE. Ces opinions [pensées, idées…] étaient-elles en lui, ou non ? MENON. Elles y étaient. SOCRATE. Celui qui ignore a donc en lui-même sur ce qu’il ignore des opinions vraies ? MENON. Apparemment. SOCRATE. Ces opinions viennent de se réveiller en lui comme un songe. Et si on l’interroge souvent et de diverses façons sur les mêmes objets, sais-tu bien qu’à la fin il en aura une connaissance aussi exacte que qui que ce soit ? MENON. Cela est vraisemblable. SOCRATE. Ainsi il saura sans avoir appris de personne, mais au moyen de simples interrogations, tirant ainsi sa science de son propre fonds. MENON. Oui. SOCRATE. Mais tirer la science de son fonds, n’est-ce pas se ressouvenir ? MENON. Sans doute. SOCRATE. N’est-il pas vrai que la science qu’a aujourd’hui ton esclave, il faut qu’il l’ait acquise autrefois, ou qu’il l’ait toujours eue ? MENON. Oui. SOCRATE. Mais s’il l’avait toujours eue, il aurait toujours été savant : et s’il l’a acquise autrefois, ce n’est pas dans la vie présente ; ou bien quelqu’un lui a-t-il appris la géométrie ? car il fera la même chose à l’égard des autres parties de la géométrie, et de toutes les autres sciences. Est-il donc quelqu’un qui lui ait appris tout cela ? Tu dois le savoir, puisqu’il est né et qu’il a été élevé dans ta maison. MENON. Je sais que personne ne lui a jamais rien enseigné de semblable. SOCRATE. A-t-il ces opinions, ou non ? MENON. Il me paraît incontestable qu’il les a, Socrate. SOCRATE. Si donc c’est faute de les avoir acquises dans la vie présente, qu’il n’en avait pas la conscience, il est évident qu’il a eu ces opinions et qu’il les a apprises en quelque autre temps. MENON. Apparemment. SOCRATE. Ce temps n’est-il pas celui où il n’était pas encore homme ? MENON. Oui. SOCRATE. Par conséquent, si durant le temps où il est homme, et celui où il ne l’est pas, il y a en lui des opinions vraies qui deviennent sciences, lorsqu’elles sont réveillées par des interrogations, n’est-il pas vrai que pendant toute la durée des temps son âme n’a pas été vide de connaissances ? car il est clair que dans toute l’étendue des temps il est ou n’est pas homme. MENON. Cela est évident. SOCRATE. Si donc la vérité est toujours dans notre âme, cette âme est immortelle. C’est pourquoi il faut essayer avec confiance de chercher et de te rappeler ce que tu ne sais pas pour le moment, c’est-à-dire ce dont tu ne te souviens pas. MENON. Il me paraît, je ne sais comment, que tu as raison, Socrate. SOCRATE. C’est ce qu’il me paraît aussi, Menon. A la vérité, je ne voudrais pas affirmer bien positivement que tout le reste de ce que j’ai dit soit vrai : mais je suis prêt à soutenir et de parole et d’effet, si j’en suis capable, que la persuasion qu’il faut chercher ce qu’on ne sait point, nous rendra sans comparaison meilleurs, plus courageux, et moins paresseux, que si nous pensions qu’il est impossible de découvrir ce qu’on ignore, et inutile de le chercher. MENON. Ceci me semble encore bien dit, Socrate. SOCRATE. Ainsi, puisque nous sommes d’accord sur ce point, qu’on doit chercher ce qu’on ne sait pas [se rappeler ce que l'on a oublié], veux-tu que nous entreprenions de chercher ensemble ce que c’est que la vertu ? MENON. Volontiers. Cependant non, Socrate ; je ferais des recherches et t’écouterais avec le plus grand plaisir sur la question que je t’ai proposée d’abord, savoir s’il faut s’appliquer à la vertu, comme à une chose qui peut s’enseigner, ou si on la tient de la nature, ou enfin de quelle manière elle arrive aux hommes. SOCRATE. Si j’avais quelque autorité non seulement sur moi-même, mais sur toi, Menon, nous n’examinerions si la vertu peut ou non être enseignée, qu’après avoir recherché ce qu’elle est en elle-même. Mais puisque tu ne fais nul effort pour te commander à toi-même, sans doute afin d’être libre, et que d’ailleurs tu entreprends de me maîtriser, et que tu me maîtrises en effet, je prends le parti de te céder ; car que faire ? Nous allons donc, à ce qu’il semble, examiner la qualité d’une chose dont nous ne connaissons pas la nature. »