La Sape de Kinshasa à Paris

Ci-dessus et ci-dessous : Ma Vie dans la sape de Séverin Mouyengo, Rennes : Librairie petite Égypte, 2020.

Jean Baudrillard (1929 – 2007) a dit : « On voit déjà les prémices d’un monde atone, monotone, où la tonalité aura disparu. » On y est, et rares sont ceux qui en France ont su conserver de la tonalité ! Les sapeurs en font partie.

Dans Les Petits-maîtres de la mode, je consacre une longue partie à ces merveilleux, écrite en particulier à partir du très bon livre de Justin-Daniel Gandoulou (1953 – …), intitulé Au coeur de la Sape : moeurs et aventures des Congolais à Paris (Paris : Éditions du Centre Pompidou, 1984). J’ai aussi parlé un peu des sapeurs dans cet article. Dans les années 1980, j’ai croisé quelques-uns d'entre eux, en particulier aux chaînes, place de la République (aujourd’hui les chaînes ont été enlevées et les sapeurs ne se retrouvent plus là), sans jamais les aborder… De toutes les façons cela était impossible, car ils sont par nature d’un certain précieux qui les rend comme des images… Cela aurait sans doute rompu le charme… le charme étant un élément important de la mode. De nos jours, on peut toujours en voir à Paris, capitale de la SAPE. La vieille garde se retrouve notamment devant la boutique de Fred Sape & Co située au 12 rue Panama au cœur du quartier Château-Rouge. Le samedi et le dimanche des sapeurs habillés avec des griffes à l’ancienne s’assoient devant cette marque d’habits congolaise. Il paraît que la nouvelle génération se retrouvait à Montreuil… mais je n’ai pas vérifié si c’est encore le cas.

Cet article, je l’écris après avoir lu Ma Vie dans la sape par Séverin Mouyengo (Rennes : Librairie petite Égypte, 2020). Ce que l’on remarque en premier lieu, c’est la jolie couleur bleue de la couverture… comme quoi il suffit d’un rien pour faire beau… Pour le reste, cet ouvrage autobiographique se lit rapidement, comme un roman, et est très instructif sur l’univers de la SAPE de Kinshasa et ses ramifications.

Les sapeurs sont un exemple que la petite-maîtrise de la mode est innée, car ceux-ci usent de codes qui en font partie sans pourtant le savoir intellectuellement mais de manière beaucoup plus profonde. On y retrouve le goût pour la parade (le persil…), l’esbroufe (la frime, l’allure, la posture, la pose…), le merveilleux (l’excentricité, l’extraordinaire, le féérique, l’aventure…), le beau en particulier dans le costume, l’harmonie, la tonalité juste, le bâton, la joie de vivre et le bien être, la sensibilité voire la délicatesse, le rythme et les rythmes (la danse, la musique, le pas cadencé…), l’instinct aristocratique couplé à une ouverture démocratique à toutes les classes de la société pourvu que l’on ait la grande classe, la grâce qui approche parfois l’euphorie voire l’extase, avec au revers d’une admiration de certains un dédain et même une agression d’autres, la liberté, la guise personnelle ou nouvelle, la rigueur et le nonchaloir, etc.

Le sapeur est « bien gammé », avec une « gamme » la plus « chaude » possible (de grande valeur avec des griffes onéreuses), « bien alluré ». Son « réglage » se veut parfait, cela lui permettant de faire des poses, « des mines », de la « surjouer », « de frimer ». Il sait « harmoniser les couleurs ». Il a cette connaissance qui le rend spécial, d’une autre classe à laquelle le président de la République comme le manœuvre peut appartenir. Il place la recherche de l’habit parfait avant celui du manger. Il fait le matalana, le « m’as-tu vu ». La sape est pour lui une transe. La rue est son principal théâtre d’action. Il a ses lieux de prédilection… à la mode… les belles avenues, certains endroits où l’on consomme ou danse (dancing-bar, super-boum, night-club où commet le discothécaire…), un cercle auquel il appartient. Il se considère comme « beau-garçon » et la rue est son miroir. Il était un « crack », un « play-boy »… Il est devenu un sapeur. Sa démarche est fière. Il appelle cela « faire diattance » (écrit aussi « diatance »). Tout cela se retrouve chez tous les merveilleux dont je parle dans mes livres et dont l’histoire remonte à la nuit des temps… d’autant plus loin que le merveilleux et la beauté y règnent !

Ci-dessous : Jocelyn Armel Le Bachelor, né en 1961 en République du Congo, et arrivé à Paris en 1977, dans sa boutique située au 12 rue Panama dans le quartier de Château-Rouge à Paris.

Ci-dessous : Deux lieux de rendez-vous des sapeurs dans les années 1980 : les chaînes, place de la République (il y avait à l’époque des chaînes), et la fontaine des Innocents près des Halles. Personnellement, je verrais bien dans cet ancien emplacement des chaînes de République une belle statue de sapeur ! Ce serait un bel hommage.

Des informations sur les sapeurs se glanent dans les livres déjà cités, dans de nombreuses vidéos, sur des sites, des expositions, etc.

Autres ouvrages :

  • Gandoulou, Justin-Daniel, Entre Paris et Bacongo, Paris : Éditions du Centre Georges Pompidou 1984.
  • Kingue Epanya, Christian, Les rois de la sape, Océan, 2014. Bande dessinée pour la jeunesse (à partir de 3 ans).
  • Mediavilla, Héctor, S.A.P.E., Éditions Intervalles, 2013.
  • Un rêve d’aller-retour. La Sape congolaise, catalogue de l’exposition présentée à Casa Africa du 3 mars au 29 avril 2011. Voir ici.

Ci-dessous : Petit documentaire de 1984.

Dans la vidéo à voir ici, le chanteur du Zaïre (aujourd’hui République du Congo), grand représentant de la SAPE, Papa Wemba (1949 – 2016), introduit des sapeurs dans une émission de télévision française de 1980. Un moment un sapeur réalise un rapide pas cadencé, et le présentateur croit que celui-ci a failli tombé ; du coup, le reste de la présentation reste très sobre ce qui est très dommage. Je me rappelle m’être fait la même réflexion lors de la diffusion en directe de cette émission. Ce genre de quiproquo a fait que les sapeurs en France sont souvent beaucoup plus sobres dans les rues parisiennes qu’ils ne le sont au Congo. Quand je parle du Congo, je comprends en particulier Kinshasa (ville de la République Démocratique du Congo : RDC) et Brazzaville (ville de la République du Congo) et dans une moindre mesure, d’autres villes comme Pointe-Noire, ainsi que tous les sapeurs de ces deux pays. Derrière la SAPE, il y a toute l’originalité et le tendre (comme on dit au XVIIe siècle en France) d’une culture africaine, du Congo et autour. Comme l'a écrit un commentateur de la vidéo ci-dessus : « Ça se froisse avec noblesse, ça se tremble avec élégance. » En utilisant des archétypes (les marques) du colonisateur et de son consumérisme, les sapeurs parlent aussi de leur culture. Certains évoquent un message d’amour. Il me semble que cela est vrai : un amour de l’autre (de son style de vie, ou pour mieux dire une ouverture vers l’autre) et de soi-même (élégance, appartenance assumée à une famille, un groupe ethnique, des valeurs…), ainsi qu’un goût pour une intégration dans une société sans pour autant abandonner leur liberté, en surjouant les codes de cette société, comme un adulte agite une marionnette pour faire plaisir aux enfants. On est dans le jeu et le surjeu, dans le futile et le grave… et un peu plus… beaucoup plus… pas seulement dans un jeu d’ombres et de lumières, mais aussi et surtout de couleurs ! La gamme est infinie, mais le sapeur bien gammé est dans la juste mesure… et là aussi avec le plus, le davantage qui fait la différence : la démesure que permet la mesure, un peu comme pour faire des choses compliquées il faut d’abord maîtriser les simples. En France on peut croiser un sapeur sans le remarquer, car le regard de l’autre est important, son admiration, voire son amour (amitié ou jeu amoureux comme le coq qui parade dans le poulailler, le cocodès au milieu des cocottes et des cocodettes…). LA SAPE est majoritairement masculine, et intensément masculine dans le sens vrai du terme. Comme je le dis souvent, dans la nature les mâles jouent beaucoup plus sur l'apparence que les femelles, ceci afin de séduire ces dernières et d'impressionner les concurrents. Voyez le lion et la lionne, le chant des oiseaux mâles, etc. La masculinité est avant tout cela, et cela l'était en France, ce dont je parle dans mon article sur Le grand renoncement. Le sapeur est intensément congolais, intensément français, intensément parisien, intensément universel ! Comme le dit le début de la chanson de la vidéo ci-dessous : « Il est toujours plus difficile d'être aimé que d'aimer. »

Ci-dessous : L’exposition L’Art d’être un homme qui s’est tenue du 15 octobre 2009 au 11 juillet 2010 au Musée Dapper à Paris) présentait des photographies de sapeurs.

Ci-dessous : Des sapeurs en 2015.
Merveilleuses & merveilleux