Ci-dessus : Première de couverture de la revue Le Miroir du 17 mai 1914. La photographie pourrait très bien être celle d’une jeune femme à la mode de la première moitié des années 1970.
Dernièrement j’ai lu deux fois l’oeuvre de Diogène Laërce (IIIe siècle) traduite en français par Robert Genaille (deux tomes, Garnier Frères, Paris, 1965), intitulée Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, et régulièrement le soir en consulte quelques lignes qui sont toujours pour moi un ravissement. Cependant l’auteur ne fait qu’y effleurer ces « vies, doctrines et sentences » des philosophes qui le précédent, ce qui donne une idée de l’immense richesse de ceux-ci. On le constate partout, et particulièrement en consultant le passage sur Platon. De lui il nous reste de nombreux écrits, et pourtant en lisant Diogène Laërce on a l’impression d’en découvrir une autre partie. Dans le chapitre sur Épicure (vers 342 - 270 av. J.-C.), l’auteur retranscrit entièrement une lettre envoyée par ce philosophe à Hérodote, résumant sa doctrine. C’est ahurissant de constater la finesse intellectuelle d’Épicure qui, simplement par le raisonnement, en déduit la présence d’atomes en mouvement dans le vide, l’infinité de l’univers et des mondes qui le constituent et bien d’autres choses. Dans cet article il est question de sa théorie sur les « simulacres », phénomènes que j’expérimente, il me semble, tout le temps, et qui est importante pour envisager les modes. Une traduction de cette lettre est visible sur le site de remacle.org. Pour nommer ce phénomène, il évoque une image (τύπος : image, empreinte…) toute particulière qu’il nomme εἴδωλον (simulacre, image, portrait, image réfléchie comme dans un miroir ou conçue dans l’esprit…), ce qui peut se traduire ici par « simulacre ». Ces simulacres sont des sortes de représentations des corps que nos sens appréhendent et qui émanent tout à la fois de ces corps, d’une substance très ténue servant de miroir et de notre esprit par l’intermédiaire des sens, âme comprise. Du moins, c’est comme cela que j’envisage cela.
Voici le passage où Épicure explique ce qu’il entend par le phénomène du simulacre (εἴδωλον) dans la traduction de 1933 de Robert Genaille reproduite sur le site Remacle :
« De plus, il existe des images, semblables pour la forme aux corps solides que nous voyons, mais qui en diffèrent beaucoup par la ténuité de leur substance. En effet, il n’est pas impossible qu’il y ait dans l’espace des espèces de sécrétions de ce genre, une aptitude à former des surfaces sans profondeur et d’une extrême ténuité, ou bien que des solides il émane des particules qui conservent la continuité, la disposition et le mouvement qu’elles avalent dans le corps. Je donne le nom de simulacres à ces images. Lorsque leur mouvement à travers le vide a lieu sans obstacle et sans choc, elles franchissent dans un temps insaisissable à la pensée toute étendue concevable ; car c’est le choc ou l’absence de choc qui produisent la rapidité ou la lenteur du mouvement. Toutefois, un corps en mouvement ne se trouve pas, dans un temps saisissable à la pensée, en plusieurs lieux à là fois ; cela ne saurait se concevoir ; de quelque point de l’infini qu’il arrive dans un temps appréciable, et quel que soit le lieu de sa course où nous saisissons son mouvement, il a déjà quitté ce lieu au moment de la pensée. Car ce mouvement que nous avons admis jusqu’ici ne rencontrer aucun obstacle à sa vitesse, est absolument dans les mêmes conditions que celui dont la rapidité est ralentie par le choc.
Il est utile aussi de retenir ce principe, à savoir que les Images ont une ténuité incomparable, — ce qui, du reste, n’est nullement contredit par les apparences sensibles; — d’où il suit que leur vitesse est aussi incomparable ; car elles trouvent partout un passage facile, et de plus leur infinie petitesse fait qu’elles n’éprouvent aucun choc ou n’en éprouvent que fort peu, tandis qu’une multitude infinie d’éléments rencontre bientôt quelque obstacle.
Il ne faut pas oublier non plus que la production des images est simultanée a la pensée, car de la surface des corps s’écoulent continuellement des Images de ce genre, d’une manière Insensible cependant, parce qu’elles sont immédiatement remplacées. Elles conservent longtemps la même disposition et le même arrangement que les atomes dans le solide, quoique pourtant leur forme puisse quelquefois être altérée. La production directe des Images dans l’espace est également instantanée, parce que ces images ne sont que des surfaces légères et sans profondeur.
Du reste, on verra clairement qu’il n’y a rien là qui soit contredit par les données sensibles, si l’on fait attention au mode d’exercice des sens, et si on veut expliquer les rapports qui s’établissent entre les objets extérieurs et nous-mêmes. Ainsi, Il faut admettre que quelque chose passe des objets extérieurs en nous pour produire la vue et la connaissance des formes. Car il est difficile de concevoir que les objets externes puissent nous donner par l’Intermédiaire de l’air qui est entre eux et nous, ou au moyen de rayons, d’émissions quelconques allant de nous à eux, une empreinte de leur forme et de leur couleur ; ce phénomène, au contraire, s’explique parfaitement si l’on admet que certains simulacres de même couleur, de même forme et d’une grandeur proportionnelle passent de ces objets à nous et arrivent ainsi à la vue et à l’intelligence. Ces simulacres sont animés d’une grande vitesse, et comme d’un autre côté l’objet solide formant une masse compacte et renfermant une grande quantité d’atomes, émet toujours la même quantité de particules, la vision est continue, et il ne se produit en nous qu’une seule représentation qui conserve toujours le même rapport avec l’objet.
Toute conception, toute perception sensible, qu’elle porte sur la forme ou sur d’autres attributs, n’est que la forme même du solide perçue directement, soit en vertu d’une sorte de condensation actuelle et continue de l’image, soit par suite des traces qu’elle a laissées en nous.
L’erreur, les faux jugements tiennent toujours à ce qu’on suppose qu’une Idée préconçue sera confirmée ou ne sera pas démentie par l’évidence ; ensuite, lorsqu’elle n’est pas confirmée, nous formons notre jugement en vertu d’une sorte d’initiative de la pensée, liée, il est vrai, à la perception et à la représentation directe, mais à laquelle se joint une conception à nous propre, de laquelle résulte l’erreur. En effet, les représentations que l’intelligence réfléchit comme un miroir, soit qu’on les perçoive dans le songe, soit qu’on les embrasse par un acte personnel de la pensée ou par quelque autre faculté judiciaire, ne ressembleraient pas aux objets qu’on appelle réels et vrais, s’il n’y avait pas des objets de ce genre perçus directement ; et, d’un autre côté, l’erreur ne serait pas possible s’il n’y avait pas un acte personnel, une sorte d’initiative de l’Intelligence, liée, Il est vrai, a la représentation directe, mais allant au-delà de cette représentation. Celte conception, liée a la perception directe que produit la représentation, mais allant au-delà, grâce à un acte propre de la pensée individuelle, produit l’erreur lorsque l’évidence ne la confirme pas ou la contredit ; lorsque l’évidence la confirme ou ne la contredit pas, elle donne la vérité. Il faut retenir soigneusement ces principes afin de ne point rejeter l’autorité des facultés qui perçoivent directement la vérité, et pour ne pas jeter d’un autre côté le trouble dans l’intelligence en accordant au faux la même confiance qu’au vrai. »
Notre propre expérience, du moins c’est ce que je vois à mon niveau, nous montre que nous composons constamment avec les choses, leur simulacre et notre esprit. Il faut donc savoir cela et être attentif à ne pas laisser notre esprit être d’un côté manipulé de l’extérieur et de l’autre subjugué par des simulacres qui eux-mêmes peuvent nous arriver déformés (ces images peuvent aussi être fidèles à l’objet qu’elles représentent) notamment à cause de diverses pollutions comme les multiples que nous subissons de nos jours, voire occultés. Être attentif à cela consiste à reposer l’âme en y enlevant, ou du moins relativisant la peur et la torpeur, par son ouverture… en quelque sorte en sortant de la caverne décrite par Platon, afin de s’extirper de la simple vue des ombres des idées, pour les atteindre directement selon un ‘processus’ qui n’a rien de contraignant, ni d’intellectuel, et qui n’est même pas un processus, un peu comme lorsque l’on se repose dans un lieu de paix, profondément agréable, le locus amoenus que décrit Lucrèce (Titus Lucretius Carus, vers 98 – 55 av. J.-C.), auteur, philosophe et poète qui reprend une explication de ces simulacres (simulacra en latin, simulacrum au singulier, qui sont des représentations, des émanations, des image des corps) dans son De natura rerum ( ou De rerum natura De la nature des choses) dont on trouve une traduction de Henri Clouard sur le site de Remacle, et une autre par André Lefèvre publiée en vers français en 1899.
L’être humain peut-il toucher à la vérité, alors qu’il est borné et sujet à de nombreux éléments qu’il ne peut même envisager ? Des simulacres il en a cependant une intuition et une expérience, et ce que nous considérons comme véritable n’est qu’une image de vérité que la présence des ‘objets’ reflétés et la réflexion personnelle soutiennent comme tangible. Afin de ne pas perdre pied dans ce jeu de miroir, des modes de vie sont créés individuels et communautaires, apportant une sorte de réconfort. La mode en fait partie, et peut permettre de trouver le locus amoenus ; mais elle n'est pas le seul moyen, le seul mode.
La mode joue beaucoup avec la représentation, l’image et encore plus avec la rythmique. Images et rythmes sont deux notions fondamentales de la société occidentale, depuis au moins l’Antiquité grecque. Dans l’image il faut inclure l’imagination, cette dernière étant aussi création, la poésie en étant un exemple parmi les autres arts.
Émanations, représentations et imaginations… En latin, le simulacrum est de l’ordre de l’émanation, l’imago de la représentation par l’imitation et la species de la représentation par la pensée, tout cela n’étant qu’une translatio : une transposition de la réalité.
Ci-dessous : Miroir de vers 1824 sur lequel ont été collées des gravures d’époque, découpées et peintes, avec ajouts de peintures. Ma photographie n’est pas nette, mais c’est difficile de ne pas avoir de reflets lorsque l’on photographie un miroir.