Japonaises merveilleuses

Ci-dessus : Yamanbas

De toute ma vie, je n’ai jamais joué à la poupée, n’ai jamais été homosexuel et encore moins pédéraste, et ne pense pas être en quoi que ce soit pervers. Je ne juge personne, et considère que chacun peut faire ce qu’il veut s’il ne force personne à le suivre. Je me suis toujours intéressé aux mouvements de mode, depuis ma première adolescence, et cela de façon tout à fait naturelle, et continue de le faire malgré mon âge avancé, alors que ceux-ci concernent avant tout les adolescents et les jeunes adultes. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons, une d’entre elles étant une des sources principales de la mode : le goût pour le merveilleux. Du reste, en France on appelait « merveilleux » les petits-maîtres pendant tout le XVIIIe siècle et la première partie du XIXe. Pierre de La Mésangère (1761 – 1831) utilisait principalement ce terme dans le Journal des dames et des modes, et cela jusqu’à sa mort. J’ai donc un penchant pour l’invention, le goût, l’originalité… Et de tout cela les merveilleuses Japonaises n’en manquent pas.

De la mode au Japon, je ne savais pas grand-chose. Dernièrement, je me suis un peu plus renseigné. Qui ne connaît pas la silhouette féminine japonaise traditionnelle aux cheveux noirs portés en chignon, au visage maquillé entièrement de blanc, les yeux, la bouche et les joues étant rehaussées (maquillage qui peut ressembler à celui des femmes françaises du XVIIIe siècle), le kimono et les hautes chaussures de bois (les geta) ressemblant aux chopines et autres claque-patins des petits-maîtres français du Moyen-Âge au XVIIe siècle ? Je connaissais aussi les geishas dont le nom serait employé pour une femme excellant dans le domaine des arts. De loin, je voyais les nouvelles modes japonaises contemporaines (à partir de la fin du XIXe siècle) comme des sortes de parodies/copies de celles de l’Occident, ou bien plus récemment, associées à un univers enfantin de mangas (et autres dessins animés) et jeux vidéos, celui de la LOLITA des débuts des années 1990, avec sa KOGAL (ou KOGARU et SHIBUYA) utilisant le costume féminin de l’école en dehors de celle-ci avec notamment sa jupe très courte, et celui de la COSPLAY, s’habillant comme ses héros de la pop culture en particulier japonaise (mangas…). Je viens d’en découvrir d’autres, qui mélangent à cela un univers multiple de styles pompadours, enfantins, gothiques, modeuses… et qui forment des personnages parfois merveilleux… un émerveillement que les Japonais réussissent à intégrer à la vie coutumière, comme on le faisait autrefois en France.

L’univers de la mode japonaise est principalement féminin, avec la GYARU ou GAL noms qui seraient une déformation de l’anglais girl (fille). Ils sont en surtout utilisés à partir des années 1970, mais déjà à la fin du XIXe siècle la MODANGARU était une Japonaise suivant la mode occidentale. Jusqu’aux années 1950, les rues japonaises étaient des domaines de l’élégance où se côtoyaient tradition et modernité : de délicates Japonaises aux petits pas entravés, emmitouflées dans plusieurs kimonos, et d’élégants Japonais, suivant la mode occidentale du costume sur-mesure parfaitement taillé. Il y a chez beaucoup de Japonais un goût consommé pour l’élégance et la finesse, mais aussi pour le costume, et chez beaucoup de Japonaises une profonde revendication de féminité particulièrement présente chez les gyarus.

La gyaru semble être à l’opposé du modèle traditionnel de l’élégance japonaise. Pourtant, comme nous allons le voir elle n’est pas non plus une copie de modes occidentales, et son originalité l’inscrit tout à fait… finalement… dans la tradition japonaise… C’est peut-être cela que signifiait Rose Bertin lorsqu’elle disait que la mode est un éternel recommencement. Les modes japonaises sont aussi influencées par la Corée toute proche et la Chine, et il semblerait que la Chine actuellement s’inspire aussi de plus en plus des modes japonaises. Il s’agit là d’un autre élément de la mode : sa capacité non seulement à créer mais aussi à puiser dans d’autres cultures contemporaines ou anciennes. D’une manière générale, il y a chez certains Japonais… et même sans doute beaucoup, un goût délicat pour la mode. Et ce n’est pas pour rien que le principal quartier japonais à Paris est celui autour du Palais Royal, dans le triangle embrassé par la rue de Richelieu et la rue des Petits-champs, lieu qui était jusqu’au XIXe siècle celui de la mode française et de ses multiples métiers.

La gyaru est donc une jeune Japonaise à la mode… Si l’on peut dire, car finalement aucunes gyarus ne se ressemblent vraiment, toutes alliant ces fondamentaux de la mode que sont l’imitation et l’invention. Comme il est de logique, cela a évolué et continue de le faire aussi au cours du temps en divers mouvements.

La base principale de l’habit de la jeune Japonaise est son costume d’écolière, avec sa jupe très courte. La gyaru joue avec le yin et le yang qu’il représente, c’est-à-dire son côté aguichant voire affriolant et le voile enfantin d’une jeune fille sortant à peine de l’enfance. Je ne vais pas entrer plus avant dans la psychologie adolescente qui joue pourtant un rôle important dans la mode en général. Comme dit précédemment, la kogaru est une gal lycéenne qui porte ce costume en y ajoutant sa touche personnelle, celle-ci pouvant être très originale. Ce jeu avec les conventions et les règles fait partie de la mode. Réussir à être tout à fait original sans dépasser la mesure est un art.

La BODIKON joue particulièrement sur la sensualité, portant un habit court et moulant. Ce mot serait la forme elliptique de bodī konshasu ; c’est-à-dire « conscience du corps ». Ce genre de vêtement rappelle pour beaucoup la robe traditionnelle chinoise qui épouse peut-être encore plus harmonieusement les formes.

À partir de vers 1991, la ou le VISUAL KEI ‘choque’ visuellement, employant des éléments divers allant du punk au glam rock en passant par le gothique, le rococo et des éléments de tenues japonaises. De nombreux groupes de musique portent cette tendance. Il n’y a pas vraiment de règle dans ce style si ce n’est l’extravagance, l’outrance, cependant dans un style majoritairement rock’n’roll. En Occident, nous sommes habitués à ce genre, et finalement une gyaru, une shironuri (voir plus loin) et d’autres modes japonaises de ces dernières années, sont pour nous plus ‘choquantes’, provocantes…

Plus gentilles d’apparence, les lolitas se diversifient. Chez la GOTHIC LOLITA le nom dit tout. En japonais on utilise aussi le mot de « grotesque » qui est pris comme synonyme de « gothique ». Il y a beaucoup d’autres sortes de lolitas, l’INDUS LOLITA, la PUNK LOLITA, l’ARISTOCRATE LOLITA, la CLASSIQUE LOLITA, la Qi lolita ou WA LOLITA (mélangeant le style lolita aux habits traditionnels), la KURO LOLITA (entièrement habillée de noir), la shiro lolita ou SHIRONURI (entièrement habillée de blanc) et la pinku lolita (en rose), la FRUIT LOLITA, la MILITARY LOLITA, la STEAMPUNK LOLITA, etc. L’Oji Lolita ou KODONA opte quant à elle pour le style d’un homme de l’époque Victorienne, et la DOLLY KEI ou antique doll pour une mode inspirée des anciennes poupées occidentales. La SWEET LOLITA ressemble à un bonbon baroque, d’un style assez enfantin, peut-être un peu plus que pour la PRINCESS HIME. Hime (姫) signifie « princesse » ou « dame de qualité ». Comme pour la sweet lolita, la jupe courte évasée est récurrente, les hautes chaussettes et de mignonnes chaussures. S’ajoutent de nombreux falbalas, voiles, rubans, fleurs, etc. Souvent la coiffure est en hautes couettes. Les lolitas, comme d’autres gyarus, jouent avec le concept japonais de kawaii (ou kawaï), adjectif signifiant principalement « mignon ». La DECORA est très colorée et dans un univers plutôt enfantin. Elle fait penser à la fruit lolita. La FAIRY KEI est dans un style sweet Lolita revenant des années 1980. enfin l’OTOME a un style européen très doux.

La musique qu’écoutent nombre de ces jeunes femmes est la J-Pop, c’est-à-dire la musique japonaise influencée par l’Occident. Elles ont leurs lieux, leurs boutiques, comme pour les sweet lolitas la chaîne de boutiques de vêtements Angelic Pretty qui a même une succursale à Paris. Ces jeunes filles à leur mode ont aussi leurs revues (certaines n’existent plus) comme Larme, Fruits, Gothic & Lolita, Nylon, Egg, Hera, etc.

En opposition à ces styles souvent blancs, roses, pastels et enfantins, s’est aussi développé un autre beaucoup plus sombre que la lolita gothique ou que la kuro lolita… plus dépouillé, très noir, ténébreux… pas du tout kawaii (mignon).

En fait on retrouve une infinité de variations. Je le dis à nouveau : Les Japonais ont le même goût que les Français avaient autrefois pour la mode, l’habillement et aussi le déguisement. La cosplayeuse ou le cosplayeur, ou simplement la ou le cosplay, genre déjà évoqué, en est un exemple. Il s’agit de s’habiller comme un héros ou un autre personnage fictif par exemple de mangas. Les cosplays se vêtent ainsi de pied en cape lors de manifestations spécifiques, et on peut en rencontrer certains dans la rue s’y rendant. Cette mode est aussi assez encrée aux États-Unis.

Merveilleuses et merveilleux

Parmi les gyarus, celle que je trouve la plus intéressante est la GANGURO. Sa tête est comme l’exact négatif de celle de la Japonaise traditionnelle. Alors que cette dernière a le teint peint en blanc, les yeux et la bouche surlignés et les cheveux noirs, la ganguro a le visage le plus noir possible, les yeux et les lèvres sont maquillés de blanc et les cheveux sont le plus souvent blonds. L’habit est aussi différent, comme pour les autres gyarus, notamment au lieu d’être très long, il est très court. Au bout d’un certain temps, nombre de ganguros sont devenues ce que l’on a appelé des « sorcières de la montagne » : La YAMANBA  porte de grandes perruques colorées, a le teint très noir, et son maquillage est volontairement ‘tombant’ (voir ici et ici), ce qui la fait ressembler à une « sorcière de la montagne » (yamanba). Elle n’est plus dans le genre Suédoise bronzée en vacances à Tahiti, Honolulu ou au Texas de la ganguro. Elle se présente davantage comme l’opposé d’un objet de désir, tout en gardant sa féminité. Aujourd'hui ces styles des années 1970 - 2000 ne sont plus d’actualité, et ont été remplacés par certaines des modes ci-avant citées.

Ci-dessus et ci-dessous : Première de couverture et doubles-pages de Ganguro Girls : The Japenese « Black Face » par Kate klippensteen (Könemann, 2001).

Merveilleuses et merveilleux
 

Comme on peut le voir sur la vidéo ci-dessous, si les ganguros disent qu’elles vont dans un institut de bronzage chaque jour, il suffit d’un fond de teint très sombre pour faire illusion. Elles font aussi largement usage de la perruque et d’ornements (falbalas…)… comme les petites-maîtresses françaises du XVIIIe siècle… Dans la vidéo on note le costume d’écolière et l’érotisme en particulier du début de présentation, les petites-maîtresses étant souvent ainsi…

Par contre dans l’exemple ci-dessous, la ganguro a un vrai teint mâte… ce qui est sans doute encore moins bon pour la peau. Les questions du maquillage, du bronzage intensif comme d’autres altérations naturelles de la peau tel le tatouage posent tout de même quelques problèmes à prendre en considération.

Certaines jeunes Japonaises gardent la tradition du maquillage en blanc comme autrefois en France, avec la shironuri, où l’on peint le visage en blanc, comme dans la vidéo ci-dessous.

Ci-dessous une shironuri « grotesque », c’est-à-dire assez gothique, mais aussi ici inspirée par la nature.

La MORI est « une jeune femme de la forêt », beaucoup plus naturelle que les autres modes présentées précédemment, utilisant des couleurs allant du blanc au brun et d’autres se trouvant dans la nature. Elle est beaucoup moins maquillée, porte des vêtements amples et naturels. Ce style serait né vers 2006 – 2007 (voir ici).

Ces modes japonaises sont de véritables mouvements de mode. Bien que centrées sur le costume, elles impliquent aussi des quartiers comme Harajuku (un des quartiers de l’arrondissement de Shibuya à Tokyo) ou Koenji (quartier de l’arrondissement de Suginami à Tokyo) pour les plus ‘intellectuelles’ des gals, un vocabulaire, des mimiques, des lieux où l’on se restaure, danse, écoute de la musique… Les gyarus japonaises et leurs émules utilisent des stéréotypes que l’on retrouve dans toute l’histoire de la mode française et ses petits-maîtres, ou plutôt dans ce cas précis de ses petites-maîtresses : le goût pour le déguisement, le merveilleux, la modernité, l’esprit de contradiction, la rébellion, la pose, la sensualité, les falbalas et autres ornements, la fête, la création (l’innovation...), la conscience harmonique du coordonné, la frivolité, etc. Comme les petites maîtresses, elles sont adulées par une partie de la jeunesse et montrées du doigt par une part du reste de la société qui y voient des prostitués, des délurées ou des évaporées.

Si aujourd’hui, et depuis quelques dizaines d’années, en France on ne peut plus s’habiller de manière originale et sortir en toute insouciance, c’est que la rue est devenue très ‘lourde’ et même parfois dangereuse, ce qui n’est pas le cas au Japon, d’après ce que l’on m’a dit. L’uniformité n’est pas un signe de bonne santé sociétale, bien au contraire. J’ai souvent trouvé que des gens ordinaires dits « normaux » étaient franchement très tordus, et que le manque de goût pour l’émerveillement est un signe de mauvaise santé mentale… même si beaucoup pensent le contraire. Même le fait de voir de la simple beauté comme de la beauté simple, cela est envisagé comme une chose perverse ou pervertie dans nombre d’esprits. Pourquoi vouloir mélanger tout le monde ? Si nous sommes tous égaux, nous sommes aussi tous différents et pas du tout tous compatibles.

Ci-dessous quelques belles images de biches japonaises (voir sur la biche et le daim cet article et cet autre).

Avant de conclure, voici une brève bibliographie par ordre chronologique des parutions :
– Mode au Japon de Leonard Koren (Éditions Herscher, 1984), titre original : New Fashion Japan, 1984 ;
 Fresh Fruits par Shoichi Aoki (Phaidon Press, 2005) ;
– Gothic and Lolita par Masayuki Yoshinaga et Katsuhiko Shikawa (Phaidon Press, 2007) ;
– The Tokyo Look Book : Stylish to Spectacular, Goth to Gyaru, Sidewalk to Catwalk par Philomena Keet (The Tokyo Look Book, 2007).
– A Guide to Japanese Street Fashion : Including Lolita Fashion, Ganguro, Kogal, B S Zoku, Visual Kei, and Cosplay. Also a Look at the Most Popular Brands par Emeline Fort (Paperback, 2010) Cet ouvrage a été fait principalement à partir de sources internet.
– Fashioning Japanese Subcultures par Yuniya  Kawamura (Berg Publishers, 2012)
– Tokyo Street Style par Yoko Yagi, photographies de Tohru Yuasa (Tokyo Street Style par Yoko Yagi, 2018) ;
– Tokyo Fashion City : A Detailed Guide to Tokyo’s Trendiest Fashion Districts par Philomena Keet (Tuttle Publishing, 2019).

Les petites-maîtresses japonaises sont, comme pour les françaises, une première étape avant d’aborder une élégance plus consommée. Même si elles sont très différentes de la beauté classique nippone, se voulant résolument modernes et distinctes voire opposées, elles gardent dans leurs manières une façon (les anglais diraient fashion) spécifique à ce pays, et que l’on ne retrouve pas ailleurs. En même temps elles ont toutes les caractéristiques des petites maîtresses déjà évoquées. Quant à l’élégance japonaise proprement dite, je ne la connais pas, et serais toujours heureux d’apprendre sur ce sujet. Mais je ne me fais pas trop d'illusion, car déjà je ne connais pas la langue japonaise. Et puis, si l'élégance ne demande pas grand chose si ce n'est une propension au goût plus ou moins élevée, les cultures de l'élégance sont quant à elles multiples et nécessitent un apprentissage, sans doute long pour la culture de l'élégance japonaise.

Au sujet du goût, ces gyarus, comme les petites-maîtresses et les petits-maîtres en général, montrent que l'on se le forge de soi-même... qu'il n'y a pas vraiment de règles si ce n'est culturelles, même lorsque l'on est à contre-courant, et de récurrences qui viennent naturellement et que j'ai indiquées dans mes livres.

Concernant l’Asie, je connais une peu mieux la Chine, ayant eu une petite-amie hongkongaise pendant deux ans, et surtout le Tibet, dont j’ai étudié assidûment la culture pendant de nombreuses années, et aussi un peu certaines traditions indiennes, l’Inde étant un pays extrêmement riche. Au Tibet, on peut distinguer trois formes d’élégance : – une élégance de la forme qui prend diverses apparences : formes artistiques typiques, modes de la représentation… ; – une élégance de l’esprit, spirituelle, sans doute la plus développée ; – une élégance de l’action, avec notamment la tradition autour de Kalachakra et du royaume de Shambhala. Dans toutes les traditions, et même en chacun de nous se trouvent des trésors !

Ci-dessous : Une statuette qu’une Tibétaine m’a offerte, il y a de cela quelques années. Il s’agit de la ‘divinité’ féminine Tara, dite la mère des dieux ou plutôt des bouddhas (êtres éveillés). L’art tibétain est très codifié, mais le principal est sans doute l’état de méditation, de contemplation ou de sagesse que l’œuvre d’art offre. Les yeux sont particulièrement importants, et c’est généralement un dignitaire religieux qui les dessine, les ouvre. Dans l’Égypte ancienne, c’était la bouche de la statue importante que l’on ‘ouvrait’. La vue est un élément primordial dans la spiritualité tibétaine, la vue intérieure symbolisée sur le visage de Tara par le troisième œil. La statue, comme l’oeuvre d’art en général doivent communiquer par la voie visuelle cette vue ‘intérieure’, le mot intérieur étant relatif car les bornes entre l’intérieur et l’extérieur s’avèrent inexistantes. Dans l’être humain, par contre, c’est la fontanelle du haut du crâne que l’on ouvre lors d'une pratique de méditation.

Merveilleuses & merveilleux