J’ai récemment relu Shambhala La voie sacrée du guerrier (Éditions du Seuil, 1990, traduit de l’américain par Richard Gravel, titre original : Shambhala – The Sacred Path of the Warrior, Shambhala Publications Inc., 1984) de Chögyam Trungpa (1939 – 1987). Je ne sais pas ce que vaut ce lama (rimpoché) tibétain, car il est difficile de reconnaître l'honnêteté, mais il y donne des préceptes d’élégances très pertinents. L’art du guerrier, dont il est question ici, est étranger à toute violence. Il est celui de la maîtrise et de la connaissance de soi, du courage d’avancer en pleine lumière. Cette énergie est en elle-même élégance.
Dans un passage de cet ouvrage, il est évoqué l’importance de porter des habits bien ajustés. Voici cette partie :
« Parfois, quand nous portons des vêtements à notre taille, nous nous sentons un peu à l’étroit. Quand nous nous mettons en grande toilette, il se peut que nous soyons incommodés par le fait de porter un complet et une cravate, ou bien d’enfiler une jupe ou une robe trop justes. L’idée […] est de ne pas tomber dans le piège de la désinvolture. Le serrement que nous éprouvons de temps en temps au niveau du cou, de l’entrejambe ou de la ceinture sont, en règle générale, bon signe : il nous indique que les vêtements nous vont bien, mais que notre névrose n’est pas bien à l’aise dans ceux-ci. L’approche moderne est souvent libre et désinvolte, ce qui explique l’attrait des vêtements en fibres synthétiques. La tenue de ville nous donne une sensation de raideur et nous sommes tentés d’enlever cravate, veston ou chaussures afin de pouvoir nous laisser aller, mettre les pieds sur la table et agir librement, avec l’espoir qu’en même temps notre esprit se mettra lui aussi à agir librement. Au contraire : voilà qu’il se met à baver, il suinte et laisse s’échapper toutes sortes de détritus. Cette forme de détente ne nous offre aucune liberté réelle. […] Notre façon de nous habiller peut réellement invoquer un sentiment d’élévation et de grâce. » Pour ceux qui veulent en savoir davantage sur Chögyam Trungpa, voir l’addendum en fin d’article.
Sans parfaite mesure, il ne peut y avoir de détente véritable, de même que sans détente véritable il ne peut y avoir de parfaite mesure, car l’un ne peut s’apprécier sans l’autre. L’expression latine neglegentia diligens exprime cela : Diligens c’est l’attention, le soin, et neglegentia le laisser-aller. Avant de poursuivre, je dois dire que si, dans la suite de cet article, je continue d’employer d’autres citations latines et grecques, c’est parce que les vérités qui y sont dites sont sans âge, au-delà des époques car éprouvées par le temps.
On est dans l’harmonie des contraires, le yin et le yang. Dans l’Ancien Régime, on allie souvent une tenue cousue et très ajustée, presque comme une armure, à des éléments ‘lâches’, comme un manteau drapé, un châle, une écharpe, des rubans, une perruque aux longs cheveux bouclés, etc. C’est le cas particulièrement au XVIIe siècle. L’art des contraires est aussi important que celui des concordances, des congruences comme on dit dans l’Ancien Régime, ou de la gamme, comme disent les sapeurs.
Harmoniser consiste d’abord dans le choix, puis dans la mesure, de manières pratique et esthétique, et enfin dans l’ordonnance. Pour un habit, on commence par choisir les éléments le composant, notamment le ou les tissus. Ensuite on prend les mesures afin que le vêtement soit ajusté pour ne pas entraver outre-mesure et être agréable à regarder. On combine enfin chaque élément de l’apparence pour que l’ensemble soit accordé. Le « coordonné » est un terme emprunté à la mode. Il désigne cet assemblage cohérent. C’est un art qui nécessite une inclination esthétique et certaines connaissances. Il fait peut-être plus que le costume lui-même. Une personne portant des vêtements de peu de valeur peut se donner un véritable style et être appelé « petit-maître » ou « élégant » par sa simple intelligence du coordonné.
Si les supports en jeu sont multiples, chaque mode suit aussi son ordre nouveau basé sur ses rythmes. Ces derniers forment une trame reconnaissable. Il y a un art, une musique, une littérature, une philosophie, une attitude… propres à chaque mouvement. Cette ordonnance lie les différentes manifestations qui la composent. Elle se retrouve de même dans la personne qui suit cette mode et pense, parle, agit, bouge, danse, s’habille… selon. Cette unité de ton est une des bases de l’élégance, cette dernière et la mode étant encore une fois en étroits rapports quand elles ne sont pas confondues. L’élégant est comme un peintre, un cinéaste, un décorateur… un artiste qui place chaque chose avec goût, dans son âme, sur lui et chez lui. L’ordonnance est la marque du soin, de l’aptitude à manifester la mesure et l’harmonie. C’est un art que de connaître comment composer un bouquet de fleurs, de savoir où le placer, de créer des harmonies, un dialogue entre les objets, d’exprimer la beauté à travers toutes choses, depuis les plus petits détails jusqu’aux plus grands projets. L’agencement est créateur de beauté et de joie. Prenons une saveur, pour la percevoir pleinement on prépare ce qui précède et ce qui la suit, avec le temps nécessaire entre chacun des éléments. On cherche de cette manière à la prolonger, et plus que cela : à placer chaque chose à sa meilleure place afin de former un chapelet de délices. L’ordonnance amène de la clarté, une ossature sur laquelle l’élégant ou le gandin peut broder en toute spontanéité. Il a ainsi une trame grâce à laquelle son art peut s’exprimer d’autant plus librement et avec d’autant plus d’audace qu’il est harmonieux grâce à celle-ci. La préparation est importante pour tout. Un discours dispensé avec méthode est bien plus agréable que sans. On n’est pas obligé de suivre cette ordonnance, si en fonction du moment il semble que cela ne soit pas nécessaire ou préjudiciable à l’expression. Mais la spontanéité n’est souvent possible que si derrière il y a de la préparation, ou du moins un support. Là aussi on retrouve l’idée de neglentia diligens ! La mode a cette fonction de proposer une base nouvelle à partir de laquelle on compose avec d’autant plus de liberté qu’elle est naissante… toute neuve.
Chaque mode a donc sa trame. L’équilibre est primordial. Sans lui, on ne peut se tenir debout. S’il est physiquement indispensable, il l’est tout autant mentalement, ainsi que dans tous les aspects de la vie de tous les jours. Une personne peut se vanter d’avoir certaines grandes vertus d’élégance, s’il lui manque la stabilité, une certaine solidité, il ressemblera à un sot. Cela n’est pas le fruit de la seule volonté. Le mouvement peut amener au déséquilibre. L’équilibre n’existe pas non plus sans le mouvement. Il y a une balance à prendre. Il s’agit d’une sorte de danse comprenant une connaissance ou intuition des rythmes. L’élégance ne se force pas, car cela conduit à toutes les bassesses. Une personne pauvre cherchant à paraître riche, une autre vieille se faisant accroire jeune, une autre parlant intelligemment au milieu de sots… tout cela conduit ou au ridicule ou à l’abomination. Mieux vaut donner l’impression d’inélégance que de se forcer à l’être. Cela doit venir naturellement, être en situation. Chaque chose doit être à sa place. Si une personne fait mieux quelque chose que soi, on s’efface pour mieux jouir de ses qualités. Il est toujours préférable d’éclairer la beauté que la laideur, et d’accepter qu’une chose soit meilleure qu’une autre pour que la plénitude s’installe. L’équilibre ne s’obtient pas par la force, il est la force. Il est aussi à la source de l’égalité entre les êtres, de la justice. Si nous sommes tous égaux, nous sommes aussi tous différents. L’équilibre permet de lier ces deux états. La tenue et le maintien sont des corollaires de celui-ci.
Cette mesure n’est pas un repli sur soi. Au contraire, elle est distinction, dans la mesure où elle distingue tout. Elle est donc toujours dans l’à-propos : μέτρα φυλάσσεσθαι, καιρός δ'ἐπὶ πᾶσιν ἄριστος. « Observe la mesure : l’à-propos est en tout la qualité suprême. » Elle est vigilante (Hoc age. « Sois à ce que tu fais. »), en étant constamment ouverte, notamment à la fantaisie et à la démesure aussi. D’une certaine manière, rien ne lui est étranger. Lorsqu’elle joue avec la démesure, elle ne le fait jamais avec sérieux, toujours avec délectation, et ne se laisse jamais emporter par elle. Ne quid nimis. Μηδὲν ἄγαν en grec. « Rien de trop ». Et puis Abusus non tollit usum. « L’abus n’exclut pas l’usage ». L’élégance est à la fois en elle-même et hors d’elle-même, actrice et spectatrice. Cette complétude fait sa jouissance, sa volupté contentée.
Surtout, la bonne mesure est de se connaître soi-même, d’avoir conscience de nos limites et possibilités, de ce qui constitue notre personne et notre environnement. Gnỗthi seautón, Γνῶθι σεαυτόν, Nosce te ipsum en latin. « Connais-toi toi-même. »
Avec l’époque moderne, la mesure change. On passe du calcul harmonieux de l’anatomie, avec le canon antique où l’habit a surtout pour fonction de protéger et mettre en valeur le corps, à celle du vêtement qui façonne ce dernier et lui donne une nouvelle silhouette, tout en étant plus utilitaire. Si, dans les deux cas la mesure est présente, les rapports au corps et au costume sont quelque peu différents. Pourrions-nous imaginer aujourd’hui des Jeux olympiques où les athlètes seraient nus ? Avec la modernité, la mesure est technologique. La confection même des vêtements devient très ‘technique’ et de moins en moins un art du drapé ou du pli.
Avec cet important changement qui marque la modernité, on observe beaucoup d’autres bouleversements dans l’histoire de la mode… Presque à chaque génération, les usages se modifient, souvent emportés par une donnée neuve. Il suffit qu’un élément nouveau apparaisse, ou qu’une transformation se produise, pour que cela conduise à un changement d’équilibre. Par exemple, la notion de commodité dans le vêtement s’accroît en même temps que les voyages à longue distance se développent, que les moyens de transport se modernisent et que les distinctions sociales se démocratisent. Ces modifications en entraînent d’autres afin de conserver l’équilibre. L’être humain a besoin d’harmonie. C’est là où la mode intervient.
Si le mot « mode » vient du latin modus qui a aussi la définition de « mesure », le terme romain a une origine grecque, μέδω (médo), qui signifie contenir dans la juste mesure, régler, protéger, prendre soin de, s’occuper de, se préoccuper de… Il est toujours question de mesure, mais aussi de protection et de réflexion. La mode est réflexion, soin et mesure. Cette dernière apporte l’ordonnance, la beauté dans les proportions et les rythmes. Elle est une source de distinction : de connaissance. L’élégant la recherche tout particulièrement afin d’approcher la perfection, l’excellence. Elle donne du maintien.
La mesure est fondée sur les rythmes. Elle a un rapport étroit avec la musique, et est à la base de toutes les bonnes choses : la musique, la cuisine, l’amour, la spiritualité, l’étude, le jeu, la conversation, etc. Elle rend bon. Elle accorde des éléments antagonistes, qui semblent ne pas être faits pour se mélanger. Pour être appréciée, celle-ci doit prendre tout en compte ; en premier lieu celui qui la goûte. L’un préfère la musique classique, un autre une moins sophistiquée, etc. Tout est question de mesure. De celle-ci naît l’harmonie, et de son manque la maladie. Elle est une protection. En médecine on pourrait dire que tout est médicament, tout est maladie, seule compte la mesure. Paracelse (1493 – 1541) écrit : « Tout est poison et rien n'est sans poison ; seule la dose fait que quelque chose n’est pas un poison » (citation originale en allemand : Alle Dinge sind Gift, und nichts ist ohne Gift; allein die Dosis machts, daß ein Ding kein Gift sei.).
De la mesure naissent l’harmonie et le plaisir, la joie et le contentement… toutes les qualités. Elle fait apprécier les rythmes de la vie. Elle consiste en une association heureuse d’éléments divers. Avoir ‘l’œil’, ‘l’oreille’, ‘du goût’, ‘le sens’ (commun…), etc., c’est posséder cette science, de manière innée ou par la pratique. Elle peut être aussi bien intuitive que recherchée. Reprenons comme exemple la musique, on l’apprécie tout autant de manière spontanée, sans connaître les fondements de ce plaisir, qu’à partir de connaissances plus ou moins approfondies dans cette matière. La mesure se goûte et s’apprend. Dans le domaine des vêtements, c’est une évidence, comme pour tout ce qui concerne les arts décoratifs : harmonies de tons, de couleurs, de formes, de matières… peuvent être ajustées spontanément, mais les connaissances des spécialistes ou des amateurs aident. L’harmonie c’est l’union et l’accord, deux notions ayant un rapport étroit avec la paix et le bien-être. La concorde est une expression de la beauté. Si l’harmonie est aux fondements de l’élégance et de l’élégant, la paix l’est donc aussi. Elle peut être un simple rapport de convenance offrant satisfaction et agrément. On dit d’une personne, d’une voix, d’un instrument, qu’ils sont harmonieux. Il est question de l’harmonie dans mes écrits consacrés à la grâce et aux Grâces qui la symbolisent depuis des siècles. C’est une musique, une danse agréable. La mode, comme l’élégance sont une interprétation musicale.
La mesure permet d’être dans la note juste, dans le bon ton, d’être alerte, réfléchi, équilibré, accort… D’une certaine manière, l’élégance et la mode sont une prière et une méditation. Ce dernier mot aurait la même origine que celui de « mode » : le radical indo-européen commun med-. On peut atteindre la grâce par elle et en elle… sans jamais qu’il y ait un rejet, une coupure entre soi et le monde, un reniement de qui ou de quoi que ce soit. La fusion est totale.
Comme l’écrit Jean de La Bruyère (1645 – 1696) dans Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle (1688) : « tout se règle par la mode ». J’ajouterais : « même la démesure ! » Oui la mode est aussi démesure. C’est en particulier vrai pour le costume à partir du dernier quart du Moyen Âge, jusqu’à la fin du Second Empire pour les femmes, et jusqu’au Premier Empire pour les hommes (voir mon article sur Le grand renoncement). Pour le Moyen Âge, poulaines (chaussures aux bouts exagérément pointus), chaperons (capuches) à la ‘queue’ de plus de deux mètres, manches tombantes en forme d’ailes d’oiseaux, habits mi-parti (avec des côtés de différents motifs, couleurs, tissus, tailles, grandeurs…), cols hauts, chapeaux de toutes les formes et grandeurs, jaques (pourpoints) rembourrés… sont quelques-uns des habits portés par les hommes aux XIVe et XVe siècles, avec pour les femmes des robes à longue traîne, de très hautes ou larges coiffures en forme de cornes, de cônes, etc. Le XVIe siècle en rajoute dans les rembourrages, et prend en largeur, en particulier dans les robes féminines qui, jusqu’à la fin du XIXe siècle se retrouvent régulièrement affublées d’éléments leur donnant toutes sortes d’ampleurs. Ajoutons les hautes perruques des hommes de la fin du XVIIe siècle ou les incroyables chapeaux du Premier Empire, pour donner quelques-unes des démesures vestimentaires. La mode est aussi démesurée dans d’autres matières, comme la langue avec les précieuses, la danse avec le cancan, etc.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la démesure n’est pas l’apanage des classes les plus riches, elle l’est aussi des plus pauvres. Pour ces dernières, elle leur permet de s’affirmer. C’est le cas notamment à travers certains costumes traditionnels, dont il est question par exemple ici. Dans l’histoire du costume, on rencontre une multitude d’exemples, de jeunes ou minorités souhaitant se signaler en usant de ce procédé. C’est le cas, dans les années 1930 – 1940 aux États-Unis, des zoot suiters d’origine hispanique, reprenant l’habit nord-américain en l’exagérant : créant ainsi un véritable genre ayant une élégance indéniable. En France, les zazous font de même pendant la seconde guerre mondiale, en pleine période de restrictions. Toujours aux États-Unis, aux débuts du rap, en particulier dans le quartier de Harlem semble-t-il, des jeunes portent des habits ayant des tailles largement au-dessus de leurs mensurations. Cette mode s’internationalise et perdure encore aujourd’hui. Dans les années soixante-dix, des ‘afro-américains’, particulièrement ceux écoutant de la soul, au contraire, ont des tenues étriquées, très colorées, avec des pantalons à pattes-d’éléphant, qui les font ressembler à des silhouettes du maniérisme italien du XVIe siècle… toutes proportions gardées… il va de soi. Dans les années 1970 – 1980, les Anglais sont les maîtres des extravagances, avec des mouvements comme le punk ou le gothique, dont on ne peut pas dire qu’ils soient d’origine ‘bourgeoise’. Même les modes vestimentaires françaises de l’Ancien Régime les plus exubérantes ne naissent pas toutes dans les classes aristocratiques… au contraire … le surenchérissement permettant de se manifester au-dessus de sa condition. C’est tellement vrai, que de nombreuses règles sont édictées, afin d’interdire ou réduire les velléités de grandeurs de certaines et de certains : longueurs des poulaines, des traînes… largeur des robes à panier… hauteurs de certains chapeaux et coiffes, etc.
La démesure nécessite cependant toujours un rééquilibrage afin de donner à ces nouvelles tournures une harmonie d’ensemble. Quand un élément de l’habit s’agrandit, d’autres le font en même temps, ou au contraire se rétrécissent, etc. Des règles s’établissent ainsi, parfois inconscientes, parfois définies… « Tout se règle par la mode ! »
Addendum : Ci-après, un film en anglais sur Chögyam Trungpa, dans lequel on y voit notamment Allen Ginsberg (1926 – 1997), un des créateurs de la Beat Generation et inspirateur du mouvement hippie, lui demander ce qu’il pense du rock’n’roll. De toute évidence, il n’en pensait pas grand-chose ; pourtant il était aussi vraiment dans ce mouvement, notamment en plein dans la vogue hippie. Son originalité a été par exemple de faire habiller ces hippies en costume sur-mesure ! Il y a de nombreuses années de cela, j’ai lu le livre biographique de Chögyam Trungpa. Un moment de cette histoire m’a particulièrement intéressé, lorsqu’il raconte comment il a complètement changé sa manière de vivre après un accident en voiture dans un magasin de farces et attrapes. Il s’agit d’une vraie anecdote ! À partir de ce moment, très violent (il est resté en partie paralysé pendant un certain temps), il a complètement laissé de côté les doctrines figées pour être dans l’authenticité pure, sans faux-semblants.