De l’amour chez les petits-maîtres

Les Petits-maîtres de la Mode

Cette petite maîtresse qui consulte ses charmes, comme le dit la légende de cette gravure, s’habille-t-elle ou se déshabille-t-elle ? Sans doute se déshabille-t-elle, car sa coiffure est encore toute mise. Au sujet de cette dernière, avec une sorte de toupet au-dessus du front, elle rappelle une mode qui perdure pendant des millénaires, depuis les petites-maîtresses de l'Antiquité, avec la lampadion grecque et la lampadium romaine (voir mon second livre sur Les Petits-maîtres du style), en passant par les débuts de la coiffure à la Fontanges de la fin du XVIIe siècle.

Jacques Peletier (1517 – 1582 ou 1583) écrit au début de son Art poétique (1555) : « Qui voudra prendre garde, Seigneur Gaudart [je rappelle qu’en ancien français le verbe gaudir signifie « se réjouir »], aux desseins et affaires des hommes : il trouvera que tout est accompagné d’une certaine volupté : sans laquelle nous serions tous errants et incertains en nos délibérations [examens de conscience] et entreprises [actions]. Même ès [dans les] choses les plus difficiles et laborieuses : la volupté, ou comme j’ai de coutume de parler, l’amour y est inséparable. »

Cette « délectation » (mot employé dans le texte à la suite de cette citation), cette « volupté », cet « amour », cette intelligence de la vie, cet esprit qui se réjouit et jouit de tout, cela était très présent dans la culture française, mais a presque disparu. Cet amour-là n’est pas que le fait d’aimer une autre personne, il est présent en tout. Il vient, il me semble, surtout de soi-même, mais l'inspiration 'extérieure' est toujours nécessaire.

Cet amour fait la douceur de vivre, fait que les paysages sont beaux, que le repas est bon, que le gîte est accueillant, etc., que tout est à sa place et délectable ! Il est à la base de l'élégance même !

L’amour est un sujet important de la culture française. Elle en offre le camaïeu complet, tous les dégradés, depuis le plus mystique jusqu'au plus charnel. A partir du XIIe siècle, les poètes de la fine amore établissent le lien entre ces deux 'extrêmes' et créent un courant, « art de cour » (« courtoisie »), présent durant tout l'Ancien Régime, bien que se muant au XVIIe siècle en galanterie. J'évoque le domaine de la courtoisie dans l'article sur La bona maneira.

Ce n'est pas pour rien que Jacques Peletier parle d'amour au début de son Art poétique. En amour, quel-qu’il soit, le rythme a une grande importance. Rien n'échappe au rythme, puisque le mouvement est à la base de toutes vies, et même créateur de vie.

Le Moyen Âge a étudié les rythmes avec passion. Dans la spiritualité, ils sont un moyen d'accéder à Dieu et à l'harmonie divine, celle que conte Platon à travers sa musique des sphères beaucoup étudiée durant toute l'Antiquité et toute la période médiévale, les sirènes (chacune représentant une sphère céleste) étant souvent remplacées par des muses puis des anges !

L'univers courtois puise ses rythmes dans la terre même et sa danse amoureuse. Comme dans la religion, le fin amant cherche l'harmonie, la symphonie sublime, en empreigne son âme qu'il affine. Je ne devrais pas dire « cherche » mais « trouve », car c'est un trouveur : un trouvère (de langue d'Oïl, un troubadour en langue d'Oc, mot venant de trobar : trouver). Il n'est pas dans le désir, mais dans le plaisir ; non pas dans un plaisir feint, mais dans l'essence même de toutes choses, ou au moins de ce qu'il peut trouver en son âme de plus fin, beau et bon. Cette harmonie miroite naturellement dans son apparence : son attitude, son élégance, etc. Évidemment, il est des gens qui travaillent d'abord leur apparence afin de faire croire que cela est le reflet de leur esprit... mais il dupent aussi eux-mêmes, ce qui n'est pas le but de la courtoisie bien sûr. Ce que j'apprécie beaucoup chez les petits-maîtres, c'est qu'il y a souvent dans leurs manières quelque chose de faux et toujours quelque chose d'original, de particulier, ce qui fait que l'on ne peut jamais les prendre au sérieux, le sérieux étant selon moi 'très éloigné' du vrai et du bon... le sérieux étant peut-être même à l'origine de la souffrance.

L'Ancien Régime possède un amour du rythme. Dans les cours, comme dans les villes et les campagnes, la poésie, la musique, le chant et la danse rythment la vie. Je devrais y ajouter la religion, qui offre une musique pour l'âme, qui est aussi un outil d'harmonie communautaire, mais là il faudrait que j'aille plus avant, celle-ci étant efficace que si elle est source de liberté et non pas de soumission. Car qui créent les religions ? Ce ne sont pas les dieux ou le Dieu unique mais les êtres humains.

Chez les petits-maîtres, on retrouve tous les dégradés de l’amour. Le XVIIe siècle en offre une gamme très complète. Le libertinage est particulièrement bien représenté avec les libertins et les courtisanes. Contrairement à ces derniers, les coquettes de cette époque ne recherchent pas le plaisir, elles le savourent comme il vient, en s’intéressant surtout à elles-mêmes. Les précieuses, qui représentent à elles seules tout un mouvement culturel, sont parfois coquettes, parfois « prudes », mais le ton général est celui d’un amour épuré, essayant d’être raffiné à l’extrême, comme « la carte du tendre » en donne un aperçu, finalement surtout intellectuel… suivant les préceptes platoniciens d’une âme se confondant avec l’Idée, l’essence des choses, la sagesse. Même l’amour religieux trouve son petit-maître à travers le courant ‘dévot’, qui est à la mode à certains moments de ce siècle. L’amour spirituel est, chez les petits-maîtres, avant tout celui des rythmes, du mouvement nouveau et de la beauté.

La courtoisie et la galanterie donnent une part importante à l'amour charnel, mais uniquement dans les rapports entre la femme et l'homme. Si l’homosexualité peut être présente et acceptée (notamment dans la famille de Louis XIV certains sont célèbres pour cela, comme Monsieur frère du roi), elle n’est jamais montrée comme exemple. Au contraire, la culture française est depuis son origine baignée d’un culte de la dame que l’on retrouve dans l'amour fin médiéval (fin’amor), la courtoisie et la galanterie. L’amitié est aussi beaucoup plus présente qu’aujourd’hui, avec des dégradés beaucoup plus profonds, et ceci aussi entre les deux sexes.

LA CARTE DU TENDRE

Je trouve que la tendresse, la douceur… manquent à notre époque ; surtout que celle-ci est particulièrement difficile, confrontée à des réalités qui semblent insurmontables, comme le nucléaire, la pollution, la surpopulation, et beaucoup trop d’autres encore. Nous sommes dans un temps qui a besoin de finesse et de se tourner vers la beauté, la fantaisie… enfin vers tout ce qui ne cause aucun dommage aux autres. La tendresse est le contraire de la barbarie… Mais pour cela, elle doit être universelle. En avoir pour ses enfants et mépriser ceux des autres, en n’est pas vraiment, même si c’est mieux que rien. La carte du tendre n’est pas toute plate. Elle a des reliefs, est riche en diversité… On l’aborde avec attention, afin de ne pas se fourvoyer, avec raison, cœur et esprit.

Le plaisir n'est pas le désir. Le désir est confronté à l'étroitesse de la matière (post coitum triste), alors que le plaisir savoure le présent, ouvre l'esprit à l'infinité de ses possibilités.

Merveilleuses & merveilleux