Hubert Robert, 1733-1808 : un peintre visionnaire (3).

C'est le troisième article, après celui-ci puis celui-ci, que j'écris sur l'exposition rétrospective intitulée Hubert Robert, 1733-1808, un peintre visionnaire qui se tient au Louvre jusqu'au 30 mai 2016. Dans ce blog, qui aura dix ans au début du mois d'avril, je n'ai jamais autant écrit sur une exposition.

Dans cet article et le prochain, je vais aller plus avant dans l'analyse de son œuvre et développer quelques thèmes que j'ai évoqués précédemment.

Photographie de gauche : Les Bergers d'Arcadie, 1789.

UNE POÉTIQUE DE LA PEINTURE.

Un tableau de cet artiste ressemble à un poème où chaque mot a son importance et est nécessaire à l'harmonie et la signification de l'ensemble tout en ayant sa signification propre. Chaque élément de sa peinture a son intensité, et aucun ne prend le pas sur l'autre. Les architectures, la nature, les êtres humains… tous semblent égaux mais aussi différents, une note dans un ensemble de notes. Ses peintures sont un délice d'harmonie, une équanimité de tons, un miroir de l'imaginaire qui réfléchit mais ne juge pas, une réflexion du miroir et de la pensée sans accroche, une douceur infinie, d'une dextérité incroyable et d'une préciosité tendre. Un joaillier ne met pas plus de finesse à composer un diadème de pierres précieuses qu'Hubert Robert à réaliser un tableau.

En observant dans les détails les photographies que j'ai prises dans l'exposition, une chose m'a frappé : sa façon de composer par de délicats touchers de peinture, de graciles caresses de couleurs. La couleur est utilisée comme imaginaire dans sa pâte picturale, comme le fera plus tard Vincent van Gogh, mais d'une façon beaucoup plus libre et fantaisiste, la photographie ayant commencé à 'libérer' les peintres de la nécessité de représenter de manière figurative. Entre les dessins et les peintures d'Hubert Robert la différence est étonnante. Alors que les lignes des dessins sont claires, dans les peintures on ne distingue pas de contours mais de fins aplats de couleurs. Vincent van Gogh est allé plus avant dans ce style, avec plus d'éblouissement mais moins de délicatesse. Tous deux sont des peintres de l'imaginaire. Avec eux on est dans la pure peinture, sans voile... dévoilée ; ce que Denis Diderot appelle, en parlant d'Hubert Robert : « de la facilité de la couleur ». Ou peut-être est-ce seulement notre environnement contemporain lisse d'écrans et de photographies qui me rend sensible à la matière picturale des œuvres peintes en général. Je crois qu'il est important d'aller contempler les peintures de visu (de tous les peintres), ne serait-ce que pour redonner à l'oeil un autre support et une autre densité, dans lesquels l'imagination se révèle.

La peinture ci-dessous d'Hubert Robert, Vue de la cellule du baron de Besenval à la prison du Châtelet (vers 1789-1790), me rappelle étrangement le croquis et la peinture de La chambre à coucher de Vincent van Gogh à Arles.

L’ÉLÉMENT EAU

C'est peut-être dans la représentation de l'élément eau que l'on distingue le mieux la dextérité du peintre. Dans la grande toile ci-dessous intitulée Paysage avec cascade inspiré de Tivoli, de 1779 (© Patrick Cadet / Centre des monuments nationaux), on est littéralement envahi par la vapeur d'eau qui s'en dégage, entrant dans l'esprit et se répandant dans l'espace ! Ce qui est sans doute le plus extraordinaire, c'est que de loin comme de près la peinture est claire et nous permet de ressentir cet élément aqueux, mais aussi pictural, avec densité et d'une manière distincte selon l'éloignement, comme l'eau s'envisage de manières variées selon qu'on la contemple de près ou non, la touche ou s'y plonge… La petitesse des personnages face au grandiose du paysage ajoute à cette impression d'enveloppement du spectateur dans le sujet. Ils sont trois, minutieusement représentés, avec un peintre et un couple à la mode de l'époque. Hubert Robert signe sur le carton à dessins de l'artiste. Peut-être s'est-il croqué. Un tel thème paysagé doit être difficile à reproduire car il n'a rien de géométrique au premier abord. Pourtant certains parlent de 'facilité' chez ce peintre, peut-être du fait de son impressionnante production de centaines de peintures et de milliers de dessins. Cette peinture raisonne, comme souvent dans le travail de l'artiste, comme une porte, un lieu de passage. La rivière se fraye un chemin parmi les rochers et l'eau est acheminée par l’aqueduc. Si on prolonge le bras indicateur d'un des personnages jusqu'à l’aqueduc on obtient un trait qui coupe celui formé par la cascade, tout cela créant une croix, une rencontre dans l'eau blanche, au milieu de l’œuvre qui est aussi construite en escaliers selon des rapports mathématiques architecturaux et dans des volumes modelés par la couleur. Le blanc rassemble tous ces tons en recentrant le regard dans la brume, dans cette nature à l'origine des arcs-en-ciel. Nature et peinture sont ainsi liées dans la lumière, ou la couleur, ou les formes, qui dans l'oeuvre du peintre sont… peinture… un imaginaire total… peut-être même sans modèle comme le suggère le titre « ...inspiré de… ». Nous sommes dans un art total qui s'exprime aussi dans les décors, et que l'artiste pratique en dehors de la peinture : L'imagination de l'artiste se réalise non seulement dans ses toiles, mais aussi à travers la réalisation de mobiliers, de porcelaines et de jardins, lui permettant de modeler dans l'espace même ce qu'il fait en peinture.

Le thème des lingères, lavandières, blanchisseuses…, que l'on retrouve dès le début de sa carrière et jusqu'à la fin, est associé à l'élément eau mais aussi à la mode… aux tissus… aux drapés qui ponctuent son œuvre enveloppant philosophes et autres personnages antiques ainsi que certains sans âge. Ces draps sont entretenus par des lavandières qui les lavent et les sèchent au soleil, à la lumière, comme l'artiste préserve la mémoire du temps et la sagesse : la culture. Dans l'exemple ci-dessous, L'Ancien Portique de l'empereur Marc Aurèle (1784), cela est montré avec humour, avec du linge accroché à la statue antique, du linge toujours blanc, couleur de rassemblement. Il y aurait beaucoup d'autres choses à dire sur cette peinture…

LES ARCHITECTURES.

Si les êtres humains semblent le plus souvent décorés ses toiles plutôt que d'en être le sujet, c'est que Hubert Robert conçoit la peinture comme une architecture. Dans l'exemple ci-dessus (Paysage avec cascade inspiré de Tivoli), comme dans beaucoup d'autres, la nature elle-même et ceux qui la parcourent sont une construction… bucolique. L'invention n'est pas dans le sujet mais dans l'architecture picturale. Lorsque qu'il dessine des monuments et des bâtiments c'est pour lui permettre d'exalter sa fantaisie à travers des constructions souvent inventées bien qu'existant dans notre imaginaire et nos références. Ces architectures ressemblent au squelette de son imagination dont l'ossature est souvent la transmission antique. Quand il peint des ruines ou des démolitions, on semble assister à une dissection de cette imagination, comme dans l'oeuvre visible ici intitulée Démolition de l'église Saint-Jean-en-Grève conservée au musée Carnavalet, où c'est la transmission de l'imaginaire chrétien qui est autopsié. On a l'impression de voir un corps avec son thorax et son cœur formé par le bûcher. Il ne s'agit pas d'un vrai corps mort mais une manière de montrer comment la création se forme en Poétique, à partir de schèmes communs (ici la tradition catholique) pour ensuite être utilisés pour la création. L'artiste dans ce tableau et dans les autres du même genre dévoile le processus créatif en le défaisant, ou plutôt en allant à rebours ; il cherche ce qui est véritable dans le patrimoine culturel. C'est une mémoire qui est rappelée à travers ces ruines comme d'autres des éléments que l'on retrouve souvent ensemble : des gens occupés, mémoires de l'activité humaine ; des lueurs faisant des jeux d'ombres et de lumières, mémoires de l'esprit ; une imagination recréant une mémoire, mémoire de l'art ; une invention d'une modernité, mémoire du temps et de la mode. Cette mémoire de l'antique surgit donc non seulement dans les ruines mais aussi dans le peuple, dans des sages habillés de drapés apparaissant au milieu de contemporains, dans la nature... C'est une mémoire du temps, de son présent, de l'univers aimable et galant d'un siècle des Lumières qui cherche dans l'antique son futur et le dessine, un art de la grandeur et du style, sans âge : l'âge même, la permanence de l'écoulement du temps. Pour Denis Diderot son art est « mélancolique », mais pour un spectateur actuel il est visionnaire, nous léguant une conscience de l'impermanence ; mais aussi de la beauté de cet écoulement et du travail des êtres humains à essayer de le contenir ; et de la joie que procure ce mouvement, comme le fait une belle musique. Il n'y a rien de mélancolique… juste de la douceur, de la lumière... une sagesse en dehors du temps, une harmonie réelle.

Dans la peinture ci-dessous de 1766 intitulée Le Port de Rome, orné de différents monuments d’architecture antique et moderne dit aussi Le Port de Ripetta (© Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-Arts de Paris), le corps architectural est entier. Cependant on reste baigné dans un onirisme. Le corps architectural représenté est le corps de l'imagination de l'artiste. Il ne paraît plus être le fruit de constructions humaines, les femmes et les hommes ressemblant à de simples taches de couleurs dans cet ensemble. On est dans la réalisation poétique, la création artistique. Finalement l'oeuvre de Hubert Robert s'apparente souvent à un cours sur ce sujet, un enseignement de poétique picturale. C'est sans doute pour cela que l'on aperçoit dans de nombreuses œuvres un ou une (ou plusieurs) jeunes artistes peignant ou dessinant. L'artiste se repose sur l'antique pour expliquer son art, ou plutôt fait se rejoindre les temps. Il est à noter que l'inspiration architecturale ancienne n'est pas seulement antique, mais aussi à partir d'une certaine période gothique. La mode du gothique commence elle aussi au XVIIIe siècle, et non pas au XIXe.

Beaucoup des architectures d'Hubert Robert sont inventées ou mises en scène, retravaillées, comme dans le cas de la peinture ci-dessous intitulée Caprice architectural avec un canal. Là aussi cette peinture demanderait une étude approfondie, notamment sur la philosophie de vie et la notion de pouvoir qui sont ici développées. D'abord on constate deux inscriptions en hauteur de part et d'autre de la voûte, gravées au-dessus de deux bas-reliefs, l'un montrant des gens soumis par la guerre et dans l'autre s'agenouillant face au pouvoir, avec sur le premier : « Debellare superbos » (Dompter les superbes) et au-dessus de l'autre « Parcere subjectis » (Épargner ceux qui se soumettent) ; vers de Virgile (Enéide, VI, 853), mis dans la bouche d'Anchise, qui explique à Enée le rôle futur du peuple romain. En dessous on retrouve des occupations humaines festives et de loisirs dans une sorte de chemin de lumière. La composition est particulièrement géométrique et monumentale. On suppose que cela est composé selon des rapports arithmétiques et géométriques, comme dans la peinture de Nicolas Poussin, tant il se dégage une impression de profonde harmonie. Le personnage vêtu de noir à droite, en haut des escaliers qu'il vient de monter, rappelle quelques autres des peintures de Nicolas Poussin. Dans la composition il est à l'extrême opposé d'un autre homme en noir, en haut d'escaliers mais dirigé vers le bas, les deux étant dans l'ombre, comme gardant l'équilibre général.

La suite ici.

Les quatre articles :

http://www.lamesure.org/2016/03/hubert-robert-1733-1808-un-peintre-visionnaire-1.html

http://www.lamesure.org/2016/03/hubert-robert-1733-1808-un-peintre-visionnaire-2.html

http://www.lamesure.org/2016/03/hubert-robert-1733-1808-un-peintre-visionnaire-3.html

http://www.lamesure.org/2016/03/hubert-robert-1733-1808-un-peintre-visionnaire-4.html

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