Les incroyables et les merveilleuses du Directoire sont l’arbre qui cache la forêt de la petite maîtrise. Ils sont parmi les derniers représentants du gandisme de l’Ancien Régime, mais leurs manières sont présentes auparavant sans discontinuité pendant des siècles, et même des millénaires. Les petits-maîtres du XVIIe siècle, les mignons du XVIe, les perruquets du Moyen Âge et des centaines d'autres gandins français déjà grasseyent, marchent sur la pointe des pieds en fauchant le persil, sont galants, s’habillent en ‘exagérant’, etc. Des exemples, on en trouve jusque dans l’Antiquité, et j’en donne de très nombreux dans mes livres Les Petits-maîtres du style de l’Antiquité au XIe siècle (2017) et Merveilleuses & Merveilleux (2019).
Pour la période antique, l’Athénien Alcibiade (450 – 404 av. J.-C.) est sans doute le plus célèbre. Adolescent et jeune homme, il est le type même du petit-maître. Il a un défaut de prononciation qui le fait bléser (cela semble chez lui consister à ne pas dire les R ou les remplacer par un L, comme s'en moque Aristophane dans une de ses pièces). Il est galant et a de multiples aventures féminines, dont certaines font du scandale, la dernière étant sans doute à l’origine de sa mort. Il aime s’amuser, la danse, la musique, les banquets, le vin, les plaisanteries… tellement que là aussi il cause plusieurs scandales durant sa jeunesse. Il est beau bien sûr. Il marche avec une nonchalance affectée, laissant traîner son long et magnifique manteau. Il est quelque peu impertinent. Il aime les exercices du corps, les chevaux et gagne avec éclat des concours hippiques. Il fréquente les cercles littéraires et philosophiques d’avant-garde : il est notamment un ami et disciple de Socrate, très à la mode dans la jeunesse athénienne de son époque. Etc. Ce n’est pas un kaloskagathos (voir mes livres), c’est-à-dire l’homme beau et bon par excellence, mais davantage un kallopistés… du moins dans sa jeunesse… dans ce que celui-ci peut, peut-être avoir de meilleur… Il montre aussi que généralement on ne devient pas petit-maître, mais qu’on l’est foncièrement dès sa naissance, ce qui rend ces personnages rebelles, insaisissables et souvent critiqués du commun, car ils sont revêches à toutes formes de petitesses. Ils déclenchent chez beaucoup le phénomène d'attraction/répulsion caractéristique. Du reste, toute sa vie Alcibiade est régulièrement successivement adulé puis détesté par le peuple de sa ville, Athènes, qui le condamne et le bannit à plusieurs occasions, et à chaque fois s’en repentit, car il est un homme d'État et un général très fin stratège qui aide et aurait pu le faire beaucoup mieux si on lui avait fait confiance.
Alcibiade est vraiment un être étonnant, dont il reste de nombreuses traces aujourd'hui, comme deux ouvrages de Platon lui étant consacrés : Alcibiade majeur et Alcibiade mineur. Il est aussi un protagoniste très important du fameux Banquet, toujours de Platon, qui l'évoque dans d'autres de ses livres. Des historiens grecs écrivent sur sa vie, et il inspire de nombreux écrivains durant les siècles qui suivent, jusqu'à aujourd'hui. En France, au XVIIe siècle, il est le personnage principal de plusieurs tragédies, et aux XVIIIe et XIXe en particulier de comédies, sans compter d'autres écrits.
Photographies ci-dessus : Lettre d’Alcibiade à Glicere, bouquetière d’Athènes… (1764), par le marquis de Pezay (1741 – 1777). Gravure d’après Eisen. Cet écrit, du XVIIIe siècle, reprend le thème de l’amour entre un petit-maître et une jolie grisette, ici entre les Grecs Alcibiade et Glycère, bouquetière de son état. A.-F.-J. Masson, marquis de Pezay, est sans doute lui-même un petit-maître durant sa jeunesse. Plusieurs de ses écrits font partie de la bibliothèque du merveilleux de son époque, comme La Nouvelle Zélis au Bain et quelques autres. Il fréquente Dorat, Rousseau, Voltaire, Diderot, etc.
Ci-dessous, page de titre de : Platon, Alcibiade premier, ou De la nature humaine. « Texte grec. Avec sommaire et note, Par Fl. Lécluse », Paris, Imprimerie et librairie classiques de Jules Delalain et Cie, 1840.
Ci-dessous : Gravure du XVIIe siècle représentant un « Homme de Qualité en manteau d’Écarlate. » Ce dernier mot est ici écrit « écarlatte ». Il s’agit d’une couleur d’un rouge vif. Il pourrait s’agir d’un Alcibiade du XVIIe siècle. Il porte, comme lui, un manteau d’écarlate. Pour le reste, il est à la mode du siècle de Racine et de Molière. Un tricorne avec un petit panache ne cache pas ses beaux cheveux blonds et bouclés. Son habit est constellé de galons, glands, boutons et autres ornements que ce siècle apprécie tout particulièrement. Il a de la dentelle aux poignets. Un grand manchon est retenu à sa ceinture par son écharpe, celle qui tient son épée. Il est en train de priser du tabac.