Vidéo réalisée par Thomas Guerigen, mettant en scène Jean-Baptiste Loubet et Gervaise Germanique, sur la chanson Conversation de Jérémie Kiefer avec Pauline Drand.
Photographie ci-dessous de Magdalena Franczuk.
Dans ce troisième dialogue du goût, je suis heureux de présenter Jean-Baptiste Loubet, un élégant moderne, dont l’esprit et l’apparence donnent à apprécier quelque chose de délicieusement plus musical que la cacophonie actuelle. Il y a chez lui un ‘je ne sais quoi’, une certaine perfection alliée à une fragilité : une ‘perfection’ qui ne se limite pas à elle-même mais se place dans quelque chose de grand, d’infini, qui est toujours en devenir, comme le sont la mode, le mouvement, l’impermanence… Rien n’est figé, et les dogmes, par exemple de la belle mise vestimentaire, ne sont que des appuis, une canne élégante pour avancer sur le chemin du style, toujours neuf, frais ! Sans cette fraîcheur, sans ce ‘je ne sais quoi’, l’élégance s’estompe et devient une raideur, puis une grimace, voire un monstre. Quand vous ‘creusez’ certaines personnes dites « élégantes », vous apercevez des tatouages (une des expressions contemporaines de cette raideur), vous détectez des mœurs perverses et toute une ménagerie, au lieu de naviguer sur le bel air, d’agréablement se mouvoir sur le bon ton, juste dans l’instant, éternel dans sa frugale simplicité, sa fragilité, et infiniment riche dans sa diversité.
Jean-Baptiste Loubet est un élégant. Il ne semble ne pas faire de concession à la laideur, même si le monde contemporain et parfois la vie poussent vers elle. Il ne prend dans les aléas du temps et de la mode que ce qui lui semble véritablement beau. En cela, il est hors du temps. Il joue avec les apparences, avec le ‘sourire antique’ de l’acteur, avec une grâce toute française, versée dans la mesure dans un ciel qui n’en a pas… Tout n’est que mise en scène ! Et pour que ce spectacle soit entièrement jouissif, il faut du talent et de l’intelligence. L’intelligence de l’habillement en est une part.
En cette époque du prêt-à-porter, être bien mis est un véritable sacerdoce. Avant le milieu du XXe siècle, il était beaucoup plus facile d’être bien habillé, le sur-mesure étant presque général. Mais aujourd’hui, c’est une autre paire de manches !
Chez Jean-Baptiste, le raffinement va de soi. C’est une marque des personnes ayant du style : leur tournure leur est naturelle, même lorsqu’elle paraît très originale pour d’autres. Et c’est naturellement que se font les grands changements dans ce que j’appelle la mode. Le monde contemporain a besoin d’élégance dans tous les domaines, et en premier lieu dans celui des apparences, car la grâce de la physionomie façonne aussi celle de l’esprit et vice et versa.
Il y a chez lui quelque chose de solide, d’intemporel, qui ne se laisse pas malmener par le vent de la mode contemporaine. Lorsque je l’ai vu pour la première fois, j’ai tout de suite apprécié son style. Je lui ai demandé de bien vouloir répondre à quelques questions, ce qu’il a accepté de faire, et je l’en remercie, surtout que ses vues sur l’élégance sont très proches de celles que je défends dans ce blog. Cet entretien est retranscrit ci-dessous. Il y évoque l’art de se parer, de se montrer, de communier avec son environnement par la grâce, et le plaisir qui en découle par l’intermédiaire de cette réconciliation avec le monde à travers le rituel social de l’élégance porté à l’exégèse de la préciosité. Il donne quelques principes de distinction, le premier étant bien sûr de distinguer : avoir « une conscience aiguë de soi, du monde et des autres », de saisir le spectacle du monde, du petit comme du grand. Cette connaissance, qui n’est qu’ouvrir les yeux, est en elle-même compassion… « amour » comme dirait le baba pourtant à l’opposé de ce style. « L’attention que l’on prête à sa mise va souvent de pair avec l’attention que l’on prête au monde et aux gens qui nous entourent », nous dit-il. Le vêtement lie les gens. Cela est un principe fondamental de la mode. L’élégance, la belle tenue, l’habillement choisi, tout cela est aussi une réflexion, un reflet, une distanciation, de l’esprit… de même que l’acteur joue… avec un plaisir plus grand, car de chaque instant, toujours avec esprit… sans jamais se prendre au sérieux dans le fond. L’élégance est un sourire. Lors du vernissage de l’exposition de Massimiliano Mocchia di Coggiola où je l’ai rencontré, la chose qui m’a le plus frappé, c’est le sourire radieux de certaines des élégances présentes. Ce sourire épanoui est la vérité de l’élégance.
Jean-Baptiste place bien évidemment la beauté de l’âme au-dessus de toutes les autres. Il trouve que le dandysme est plus intéressant que les dandies. Pour lui, l’élégance est une construction vers un idéal « que l’on doit rechercher et non incarner », toujours plus élevé que ce qui est possible. Il faut un certain courage, car cela crée une fragilité. Le vêtement est un outil de bien être, ou plutôt d’être dans le moment et ce qu’il a de plus délectable, délectation qui est avant tout une construction à partir de ce qu’on apporte et ce que l’environnement offre. Il n’y a rien d’égoïste dans le fait d’accorder de l’attention à son apparence, au contraire, car c’est le premier pas vers un partage, une communion avec l’autre, à travers l’apparence, qui n’est qu’illusion, car seulement dans l’instant qui n’existe pas tout ‘étant’ dans le mouvement, ou davantage qu’une illusion : qui est une danse. Bien s’habiller, contribue « à rendre le monde un peu plus beau », et cela continuellement… chaque jour, chaque heure, chaque seconde.
On trouvera peut-être qu’il y a trop d’emphase dans mes propos. Mais le lyrisme me manque. Quel temps merveilleux lorsque l'on pouvait s’exprimer en écrivant des poèmes, et rêver sans que cela soit de la consommation ! Et puis la création consiste à créer !… ! Sans un peu de création, il n’y a pas de réalité… ou alors une réalité qui serait alors bien fade ! Jean-Baptiste est un créateur… le sien propre, ou du moins, sur lui-même il ajoute sa touche personnelle, son art de se vêtir… Il le fait lui aussi avec lyrisme, et on dénote une certaine touche d’un romantisme distingué, d’une délicatesse mesurée.
Photographies ci-dessus de Lady Loup Studio. Jean-Baptiste Loubet est accompagné d’Audrey Besnard et de Victor Ferreira.
– Cher Jean-Baptiste. Nous nous sommes rencontrés lors du vernissage de l’exposition de Massimiliano Mocchia di Coggiola (voir ici), où celui-ci avait conseillé à la gent masculine d’y venir en smoking. Vous étiez ainsi habillé, mais portiez le smoking avec plus de raffinement que généralement aujourd’hui. Pouvez-vous, s’il vous plaît, nous décrire dans les détails la tenue que vous aviez ?
– Je vous remercie pour votre compliment. Il s’agissait d’un smoking des années 1930 (plus précisément de 1937 d’après l’étiquette tailleur), avec la silhouette en sablier caractéristique de cette époque, une veste avec des revers généreux et très épaulée, et un pantalon à la coupe assez large. Je le porte avec une chemise à plastron amidonné et un col cassé amidonné également. Je trouve que cela donne plus de tenue à l’ensemble, même si une chemise souple peut être jolie avec un smoking d’été, en lui donnant une touche un peu plus informelle.
– J’ai remarqué que vous étiez aussi paré des traditionnels nœud papillon noir, goujons dorés [sortes de boutons rapportés, disposés sur la partie visible de la chemise et ici particulièrement travaillés] et mocassins vernis à gros nœud de soie noire (opera pump en anglais). Est-ce que vous vous habillez aussi avec soin dans la vie de tous les jours ? Si oui, quelles sont vos tenues ?
– Oui, je porte toujours une attention particulière aux vêtements que je mets. Même dans les tenues les plus décontractées, je tente de conserver un minimum d’allure. En général, au quotidien je porte soit un costume complet avec cravate ou nœud papillon, soit une veste et un pantalon dépareillés si je veux quelque chose de moins formel, quelquefois sans cravate. Composer ma tenue du jour est mon petit plaisir quotidien, comme on s’adonne à la peinture, au dessin ou à la musique ; j’y vois une certaine forme de créativité. Mais cela ne veut pas dire que je consacre un temps énorme à choisir les vêtements que je vais porter ; avec l’habitude on gagne en rapidité. Je pense que c’est important de trouver du plaisir dans les choses quotidiennes, cela nous réconcilie avec l’idée de rituel.
– Selon vous, en quoi consiste l’élégance aujourd’hui ?
– Vaste question ! Bien sûr, le vêtement n’est qu’une expression de l’élégance, qui est quelque chose de plus profond. L’élégance cela a à voir avec l’âme bien plus qu’avec la parure. Je dirais qu’être élégant nécessite une conscience aiguë de soi, du monde et des autres. C’est savoir quelle est sa place et s’en montrer digne. C’est être sensible aux subtilités qui échappent au vulgaire. C’est viser plutôt trop haut que trop bas. Pour autant, l’élégance n’est pas affectation et ne peut exister sans sincérité. Elle implique d’avoir du cœur mais aussi une certaine distance par rapport aux choses. Le véritable élégant ne se prendra jamais trop au sérieux.
– Êtes-vous un néo-dandy, un gandin, un élégant… ? Quel nom peut-on donner à votre style ?
– Je n’éprouve pas spécialement le besoin de me définir, je laisse ce plaisir aux exégètes du style s’ils le souhaitent. Tous ces mouvements sont absolument passionnants, mais je ne me revendique véritablement d’aucun. Du reste, comment limiter une personne à un archétype ? Le dandysme me semble plus intéressant que les dandies. Je déplore d’ailleurs cette tendance de nos jours à ne voir dans des courants de pensée qu’une façon pour l’individu de définir son identité. La question n’est pas de se définir, elle est de se construire. Et cela ne peut se faire que grâce à une pluralité des modèles qui permettent de bâtir un idéal vers lequel il nous incombe de tendre. L’idéal est une chose que l’on doit rechercher et non incarner. Si l’on parvient à incarner son propre idéal, c’est que celui-ci était sans nul doute trop bas.
– J’adhère tout à fait à ce que vous dites ! Vous aimez conjuguer « classicisme, intemporalité et élégance ». Qu’en est-il de la mode ? Lui faites-vous des concessions ? Par exemple les costumes taille basse et veste haute sont plutôt élégants, non ?
– Je ne suis pas la mode. Mais j’aime bien l’observer, d’une part pour la remettre dans une perspective historique plus large, ce qui est toujours intéressant, la mode étant cyclique, et d’autre part elle peut aussi se montrer quelquefois inspirante.
Je suis très heureux par exemple du retour de la mode des cheveux très courts au niveau de la nuque et des côtés de la tête, comme cela était le cas des années 1920 aux années 1950. Et bien que je ne sois pas un inconditionnel de la barbe, lui préférant la moustache (qui heureusement semble lui succéder en termes de mode pilaire), il faut bien reconnaître que cet engouement a permis à de nombreuses échoppes de barbiers de voir le jour. Ce regain d’intérêt pour l’art du rasage, de l’entretien du poil et de la peau ne me donne qu’à me réjouir. C’est d’autant plus amusant, quand l’on songe à la place du barbier-chirurgien dans la société du Moyen-Âge, jusqu’au XVIIIe siècle, et au rôle de son commerce dans la vie de la cité.
Pour les exemples que vous donnez, et bien j’imagine que tout dépend de l’effet recherché. Un pantalon à la taille basse, c’est-à-dire dont la ceinture arrive au niveau des hanches plutôt qu’à la taille naturelle, aura pour effet de donner visuellement plus de longueur au buste et de raccourcir les jambes. Ce n’est personnellement pas mon idéal. Ce qui est curieux, c’est que cette mode, qui s’est développée dans les années 2000, est restée éphémère pour la gent féminine qui a retrouvé un intérêt pour les pantalons et jupe taille haute dans les années 2010, tandis que les hommes eux semblent toujours récalcitrants à porter un pantalon au-dessus des hanches ! Je ne me l’explique pas vraiment.
Quant à la longueur de la veste, j’imagine que cela procède d’un mouvement général qui tend à tout raccourcir et ‘recintrer’, car considérant qu’une silhouette étriquée donne une allure plus jeune et plus dynamique (à moins que ça ne soit par économie de tissu ?). Le jeu des alternances des silhouettes larges et étroites est de toute façon cyclique. La seule façon de ne pas être démodé, c’est de ne jamais être à la mode.
– Vous portez presque quotidiennement le chapeau, ce qui est devenu rare aujourd’hui. Pourtant, autrefois tout le monde en portait. Sous l’Ancien Régime, la mode concernait la manière d’arranger sa tête avant même le corps. Par exemple, Histoire des modes françaises ou Révolutions du costume en France (1773), de G.-F.R. Molé, ne parle en fait que de ce qui couvre les chefs ! Où est-ce que vous vous approvisionnez en chapeaux ?
– J’ai effectivement du mal à sortir sans couvre-chef, cela me donne l’impression qu’il manque quelque chose. C’est déjà extrêmement pratique pour se protéger du froid, du soleil ou de la pluie (en revanche il faut faire attention aux coups de vents), et puis cela termine bien une tenue. Comme pour la grande majorité de ma garde-robe, ce sont des pièces que je chine. J’ai la chance de n’avoir pas un grand tour de tête, donc il n’est pas rare de trouver des chapeaux à ma taille. De plus, comme un couvre-chef se garde plus longtemps qu’un costume, ils sont souvent moins soumis aux fluctuations de la mode, et il est très facile de porter de nos jours par exemple un modèle de fedora du début du XXe siècle avec une tenue moderne, sans que cela soit choquant outre mesure.
Pour ma part, j’ai une affection pour les couvre-chefs gris, car ils vont aussi bien avec des costumes gris que bleus ou noirs. Si je porte une veste et un pantalon dépareillés, alors j’opterais plutôt pour les tons marrons. Et un chapeau noir pour le soir ou les occasions un peu plus formelles.
– Pourquoi est-il important de bien s’habiller ?
– Parmi l’infinité de réponses que l’on pourrait donner, je vais me contenter de n’en citer que trois qui me paraissent les plus pertinentes de nos jours.
Tout d’abord, quand vous portez des vêtements dans lesquels vous vous sentez à l’aise, dont vous savez qu’ils vous mettent en valeur, vous vous trouvez enveloppé d’une certaine aura, c’est galvanisant. Vous n’aurez pas la même image de vous en survêtement et en costume élégant, et vous ne vous comporterez pas de la même façon. Le vêtement touchant au corps, à ce qu’il y a de plus intime, rechercher une certaine perfection dans la tenue c’est rechercher une certaine perfection de soi. Dans une époque où l’on ne cesse de parler de développement personnel, on ne peut faire l’impasse sur le vêtement.
Ensuite, votre tenue forme le lien entre vous et autrui. C’est ce que vous donnez à voir de vous au monde. Aujourd’hui, les rapports sont déshumanisés, et de même les tenues sont normées : un pantalon pour la plupart des gens c’est un jean. S’il n’est pas bleu, c’est déjà presque la marque d’un esprit frondeur. Quand vous marquez votre différence par une tenue soignée, vous serez toujours accueilli avec bienveillance. Parce que l’attention que l’on prête à sa mise va souvent de pair avec l’attention que l’on prête au monde et aux gens qui nous entourent. C’est peut-être la façon la plus naturelle d’aborder quelqu’un que l’on ne connaît pas : « J’aime bien ce que vous portez ». Alors que l’on a tendance de plus en plus à se sentir isolé, dans un monde dominé par l’individualisme et le virtuel, le vêtement c’est à la foi la matière et une façon de lier les gens entre eux.
Ce qui m’amène à mon dernier point : l’être humain ayant tendance à rechercher son semblable, hormis le cas particulier de l’ermite ou du nudiste, vous allez être confronté à l’autre tous les jours, que vous habitiez à la ville ou à la campagne, et cet autre portera des habits. Sans y prêter attention, c’est donc chaque jour que vous allez voir des tenues, des vêtements. Inconsciemment, cela contribue à façonner notre environnement visuel immédiat. Je pense donc que bien s’habiller, d’une certaine manière, c’est aussi modestement contribuer à rendre le monde un peu plus beau.