Brève histoire de la galanterie

Les Petits-maîtres de la Mode

Faites ce que vous voulez ! Tant que cela ne nuit à personne, il n’y a aucune raison de s’en priver.

Moi, ce que j’aime, c’est l’univers de la galanterie. Enfin pas n’importe lequel. De quoi s’agit-il ? D’un état de l’esprit transmis depuis la plus haute Antiquité, notamment par des philosophes comme les platoniciens puis les néoplatoniciens, puis à travers la fin’amor médiévale (la courtoisie), et la galanterie à partir du XVIe siècle. Quand je dis « transmis », je veux dire par là un état d’union ‘spirituel’, d’esprit à esprit. C’est un état d’esprit, de notre esprit ; c’est l’esprit même, dans toute son infinité et sa subtilité : un trésor que chacun possède, même si beaucoup peut-être le négligent. Rien de plus facile que de l’atteindre finalement, car notre esprit est toujours présent. Pas besoin de se déplacer ni d’être initié pour accéder à lui.

Les dialogues de Platon sont des exemples de moments où les esprits se rejoignent et se révèlent. Mais la parole n’est pas nécessaire… le moment adéquat peut-être… par exemple celui d’une agréable journée, dans un climat non pollué, baignée de soleil et de brise légère sur le chemin d’un jardin d’Athènes, au milieu d’essences végétales répandant leurs délicieuses effluves.

C’est en relisant dernièrement Le Grand Dictionnaire des Précieuses, historique, poétique, géographique, cosmographique, chronologique et armoirique (1661) d’Antoine Baudeau de Somaize (auteur du XVIIe siècle dont on ne connaît pas les dates), que j’ai eu envie de parler ici de ce sujet. L’écrivain y évoque l’antiquité de l’origine des précieuses, qui du reste font constamment référence à la Grèce ancienne et se donnent des noms lui étant empruntés. Leur temps est celui des premiers petits-maîtres de la Fronde, celui de la fin d’un temps, dont elles sont, comme eux, finalement un des derniers témoignages, si on peut s’exprimer ainsi, car l’esprit ne meurt pas. Elles n’ont pas inventé le dialogue près du lit (la ruelle), les cercles littéraires, les conversations philosophiques, les échanges poétiques, etc. D’autres l’ont fait avant elles, pas seulement des Grecs et des Romains, mais aussi des dames médiévales et du XVIe siècle dont les précieuses sont des descendantes ou qui les singent ; des dames dont la plupart sont restées inconnues. Ce ne sont pas bien sûr que des femmes… au contraire… puisque tout dialogue courtois ou galant présuppose que chaque sexe soit présent, dans un rapport de couple spirituel, qui peut bien sûr devenir charnel, puisque la nature a fait les corps féminin et masculin pour se compléter… dans un objectif éminemment procréatif, comme c’est le cas chez les animaux. Tout est dans le raffinement de ce que la nature a donné, pour en faire un joyau : purification des esprits à travers notamment la poésie et la philosophie, et des corps à travers la langue, la toilette, la danse, etc. Tous ces esprits, baignés dans la musique et la danse des sphères, dans l’infinité du présent, côtoyant la grandeur et la majesté du monde, restent inconnus du commun. Ce sont souvent par ceux qui cherchent à les imiter que l’on se fait une idée de leur présence… de leur beauté. La beauté, une chose très importante dans cet univers… et qu’aujourd’hui on oublie dans notre culture, comme si celle-ci était la marque d’une discrimination, et que seule la laideur puisse rassembler. Un passage de la Lettre de Gename à Niassare de Michel de Pure (1620 – 1680), met en avant l’importance accordée à la beauté, dans l’univers des précieuses.

Voici ces deux textes :

« ANTIQUITÉ. Les modes, comme les empires, ont un commencement, un progrès et une fin ; et souvent ce qui a le moins fait de bruit à sa naissance vient en un point que tout le monde en parle, et qu’il est généralement suivi.

Les précieuses, dont je veux prouver l’antiquité, sont de ce nombre. De tout temps on a vu des assemblées, de tout temps on a vu des ruelles, de tout temps on a vu des femmes d’esprit, et par cette raison il est vrai de dire que de tout temps il y a eu des précieuses. Mais, comme il est constant que la politesse est l’une de ces choses que l’âge augmente, il est constant aussi que c’est du temps de Valère [Voiture] que cette belle qualité, à force de vieillir, étant venue à une période à durer quelque temps dans le même état, fut introduite dans les ruelles, en accrût le pouvoir, et donna commencement à ce qui depuis a si fort éclaté. C’est, dis-je, en ce temps que ces sortes de femmes appelées précieuses, après avoir été dans les ténèbres et n’avoir jugé des vers et de la prose qu’en secret, commencèrent à le faire en public, et que rien n’était plus approuvé sans leurs suffrages. Cette puissance, qu’alors elles usurpèrent, s’est depuis augmentée, et elles ont porté si loin leur empire, que, non contentes de juger des productions d’esprit de tout le monde, elles ont voulu se mêler elles-mêmes d’écrire ; et, pour ajouter quelque chose à ce qui avait paru devant elles, on les a vues faire un nouveau langage, et donner à nôtre langue cent façons de parler qui n’avaient point encore vu le jour. L’origine des précieuses est donc assez ancienne pour ne point mettre en doute leur antiquité ; mais, pour de l’origine passer à ce qu’elles sont elles-mêmes, il faut savoir qu’elles sont les parties essentielles d’une précieuse. Quoi que l’on en ait dit, quoi que l’on en ait écrit, quoi que l’on en puisse dire ou écrire, je puis assurer qu’assez peu de gens s’accordent sur ce point ; mais je suis certain que la première partie d’une précieuse est l’esprit, et que pour porter ce nom il est absolument nécessaire qu’une personne en ait ou affecte de paraître en avoir, ou du moins qu’elle soit persuadée qu’elle en a. Si l’esprit leur est absolument nécessaire, de tout temps on a vu des filles et des femmes spirituelles. […] Je sais bien que l’on me demandera si toutes les femmes d’esprit sont précieuses ; je réponds à cette demande que non, et que ce sont seulement celles qui se mêlent d’écrire ou de corriger ce que les autres écrivent, celles qui font leur principal de la lecture des romans, et sur tout celles qui inventent des façons de parler bizarres par leur nouveauté et extraordinaires dans leurs significations. […] ».

« […] la Précieuse […] c’est un précis de l’esprit, et un extrait de l’intelligence humaine. […]

Ces astres qui brillent sur la terre, ont deux sortes de ciel que la nouvelle Philosophie a appelé Alcôve ou Ruelle, L’un et l’autre ne composent qu’une sphère, et sont dans un même cercle que l’on appelle de Conversation. On ne laisse pas d’y distinguer les endroits et les zones froides, torrides et tempérées ; mais il y souffle un vent qu’on appelle Déguisement qui rend les unes si semblables aux autres, que les plus habiles Astrologues n’en peuvent que très-malaisément les distinguer et éviter la confusion. […]

La Précieuse de soi n’a point de définition ; les termes sont trop grossiers pour bien exprimer une chose si spirituelle. On ne peut concevoir ce que c’est que par le corps qu’elles composent, et par les apparences de ce corps.

Ce corps est un amas de belles personnes ; c’est un composé du triage des Ruelles, et de tout ce  qu’il y a de beau qui les fréquente. Les parties, quoique différentes entr’elles, ne laissent pas d’avoir un beau rapport avec le tout ; et quelque diversité ou opposition qui arrive, l’harmonie n’en est point interrompue et même elle en est plus agréable. Comme les anges font leur espèce particulière, de même chaque Précieuse a la sienne. […]

Celles qu’on appelle Beautés, sont des Précieuses, qui pour faire valoir les talents naturels et les grâces nées avec elles, ont pour objet principal l’approbation et le plaisir des yeux. Et d’autant que ces sens sont trop bas, et d’un ordre inférieur au mérite de ces belles, elles les élèvent par la raison et par l’esprit, et tâchent de fonder en droit les passions qu’elles peuvent faire naître. Les fières et les sévères composent deux autres espèces parmi ces Beautés. [l’auteur les décrit et ajoute les « Beautés journalières », les « Beautés changeantes », les « Beautés d’encore [encore belles] », les « Beautés de plus ou moins », les « Beautés de Consolation », les « Beautés d’Espoir », etc.]

La différence de ces beautés et de celles du commun, est en une chose assez visible, mais assez particulière. C’est que l’ordinaire des belles dames est d’étaler ce qu’elles ont de plus beau, de l’offrir aux yeux des spectateurs, accueillir les regards que la beauté dérobe au respect ; et soit par habitude, par faiblesse, ou par les lois de la mode, écouter et prêter l’oreille à ceux qui les traitent de belles. Mais la modestie défend à leur langue d’en dire le moindre mot. La bouche doit être fermée, elle ne peut au plus parler que par son miroir, que par quelques œillades, que par quelque souris qui puisse être aussitôt interprété en faveur de sa modestie que de sa vanité. Mais la Précieuse doit savoir en douze façons pour le moins dire qu’elle est belle, sans qu’on puisse imputer à orgueil ce qu’elle peut dire de soi-même. Il faut qu’elle ait l’adresse de pouvoir vanter son mérite, donner prix à ses sentiments, réputation à ses ouvrages, approbation à ses railleries, force à ses sévérités ; et quoi qu’elle puisse avoir de commun avec le reste du sexe, qu’elle le rende singulier par son esprit et par son industrie.

Les lois de ce beau monde (car j’appelle ainsi ce riche amas de belles personnes) ne sont pas moins extraordinaires que raisonnables. Ce n’est point comme dans les autres états, où on consulte les têtes blanches et vieillies dans l’expérience, où l’autorité est déposée entre les mains des personnes d’âge et de maturité, que la prudence et les années élèvent au-dessus des sens et de la fougue des passions. Parmi elles la plus belle a tout le pouvoir,la jeunesse ne lui ôte point son rang, et au contraire elle lui donne droit à l’empire, et en augmente l’autorité.

L’objet principal, et qui occupe tous leurs soins, c’est la recherche des bons mots et des expressions extraordinaires ; c’est à juger des beaux discours et des beaux ouvrages, pour conserver dans l’Empire des Conversations un juste tempérament entre le style rampant et le pompeux. […]

On dit qu’il y a une espèce de religion parmi elles, et qu’elles font quelque sorte de vœux […] Le premier est celui de subtilité dans les pensées ; le second est la méthode dans les désirs ; le troisième est celui de la pureté du style. Pour avoir quelque chose de commun avec les plus parfaites sociétés, elles en font un quatrième, qui est la guerre immortelle contre le Pédant et le Provincial, qui sont leurs deux ennemis irréconciliables. Mais pour enchérir encore par-dessus cette dernière pratique, elles en font un cinquième, qui est celui de l’extirpation des mauvais mots.

Voilà ce que j’en ai pu apprendre, et ce qui m’a été rapporté par des personnes du grand monde. On me fait espérer un livre dont la Précieuse sera le titre et le sujet, où l’on verra un détail de cette nouvelle et admirable espèce de beauté et d’esprit. »

Merveilleuses & merveilleux