Le gandin est spirituel ! « Spirituel », voilà un autre des jolis mots de la langue française. Il vient du bas latin spiritualis, et du latin spiritalis (spirituel), dérivé de spiritus (souffle, air, esprit, sentiment…).
En latin, spiritus et spiritalis sont des termes particulièrement liés à l’air et à la respiration. L’esprit est le souffle vital, le principe de vie ; il est donc directement en rapport avec la parole qui est un des éléments du souffle. C’est sans doute pour cela qu’il est si important pour moi d’écrire… vital même. L’écriture aussi est un souffle, avec ses virgules qui rythment cette respiration.
Dans la médecine ancienne, le souffle est considéré comme étant à l’origine de la vie (le souffle à l'intérieur du corps est appelé « vent » et à l'extérieur « air »). Dans son texte sur le sujet, le médecin grec Hippocrate (vers 460 – 377 av. J.-C.) écrit qu’il est aussi une des trois nourritures nécessaires à l’homme, avec les aliments et les boissons. Le besoin en souffle est continuel, sans pause, comme les battements du cœur et autres rythmes dont l’être humain ne peut supporter une interruption trop prolongée. Hippocrate ajoute que l’air occupe tout l’espace entre le ciel et la terre et que, si le souffle est à l’origine de toutes vies, il l’est aussi de toutes les maladies.
Chez Aristote (384 – 322 av. J.-C.), dans un ouvrage vraisemblablement composé par un de ses disciples, il est écrit que, de la même manière que les plantes sont enracinées dans la terre, l’être humain est enraciné dans l’air par les narines et le corps tout entier. J’ajouterais que, comme elles, cherchant les éléments pour survivre (feu, eau, terre, air), nous sommes en mouvement dans l’air, à la recherche de ces quatre éléments (sans doute en existe-t-il d’autres non perceptibles par nos sens) qui sont essentiels à la subsistance*.
Aujourd’hui, mis à part dans certaines traditions extrême-orientales (yoga, qi gong…) qui travaillent particulièrement sur le souffle, on en parle peu. Les habitants des villes ne peuvent même plus concevoir un air non pollué. Pourtant, dans l’élégance française, l’air est primordial : le bel air, l’air de qualité… Un « air » est aussi une manière, une façon, une musique… On est dans le rythme : dans l’élément du gandin…
Comme pour la respiration, le gandin doit faire avec l’air qu’il émet (expire) et celui qu’il reçoit (inspire) ; c’est d’abord sur cela qu’il ‘se cale’, s’ajuste.
Le souffle qui vient de lui semble naturel. Ars [est] celare artem dit un adage latin : L’art consiste à ne pas montrer tout l’art dont il est issu. Les acteurs, rhétoriqueurs et autres spécialistes de la communication verbale devraient être les premiers à suivre cette sentence. Je trouve souvent étrange et malsain d’entendre certains d’entre eux entrecouper leur parole d'inspirations saccadées. Chez le gandin, la respiration s’inscrit toute entière dans les rythmes de l’élégance, sans barrière entre elle et les autres mouvements : tout est fluide, clair, lumineux, naturel, souriant (même dans les mines les plus renfrognées).
La parole et le mouvement en général sont surtout le produit de l’expiration. L’inspiration est bien sûr tout aussi importante. Le gandin a besoin d’un environnement sain et inspirant : de bel air. De nos jours cet air est incontestablement pollué. Dans la culture française courtoise, l’inspiration principale est la dame, et dans l’imaginaire poétique c’est aussi la muse. Sans inspiration, le gandin n’est que la moitié de lui-même. Certaines personnes attendent de l’élégant que celui-ci se comporte aimablement en toutes circonstances, même dans les plus fâcheuses, même sans qu’eux-mêmes ne fassent d’effort pour aller dans ce sens et l’inspirent. Pourtant, l’élégance ne peut que difficilement se manifester sans réciprocité. Il est possible de maîtriser le souffle entièrement, et son inspiration… mais cela n’est pas obligatoirement visible, et un air sain reste indispensable.
Un des premiers souffles, airs, rythmes (peu importe le nom que l’on donne à cela) que le gandin doit entretenir est celui de son esprit. Dans l’Ancien Régime, avoir de l’esprit est indispensable à la personne du bon ton. Cela consiste à posséder de l’à-propos, de la finesse dans la conversation, de l’intelligence, de la philosophie, une douce verve, lumineuse et teintée d’humour, une légèreté profonde : Neglentia diligens disent les Romains (voir au sujet de cette expression Les Petits-maîtres du style).
« Être spirituel » est synonyme d’« avoir de l’esprit ». Depuis le Moyen Âge, le terme « spirituel » prend aussi une valeur mystique : Spiritus Sanctus (le Saint-Esprit)… Celui de « spiritualité » est tout entier dans le mysticisme. Le spirituel manque beaucoup à notre société. Je le distingue de la spiritualité et de la religion, le spirituel et le religieux étant selon moi très différents. Il consiste peut-être, à aller profondément dans l’esprit, chercher ses limites, et à les dépasser, être d’une finesse toute belle et bonne…
Quand je dis que le spirituel manque au monde contemporain, je veux dire par-là le bel esprit. Un gandin sans (bel) esprit est une jolie fleur sans parfum, ni saveur, voire vénéneuse. L’esprit, de manière générale, est, comme le souffle, partout. L’expiration et l’inspiration font que l’esprit individuel se mélange à celui de son environnement, tellement intimement que l’on peut dire qu’il n’est rien d’autre que le mouvement.
Le gandin essaie de prendre conscience des rythmes qui le constituent, et dans la mesure du possible de les maîtriser. Sans effort, naturellement, il ‘voit’ sa respiration, ‘entend’ les battements de son cœur, cette pendule fragile et étonnante de l’horloge de son corps ; il sent son sang circuler sans arrêt, ses nerfs faisant passer les informations de ses sens dans tout ce qui le constitue, réalise de quoi il est fait, des organes qui le composent, comme l’horloger connaît les rouages d’une montre. Il sait se reposer entièrement dans cette musique, et s’oublier lui-même… Ses gestes sont dans cette danse de beauté et de préciosité, humectés de plaisirs et d’élégance…
En prenant conscience de ce qu’il est et des mouvements et éléments qui le constituent, il fait l’apprentissage de la liberté. Il est son propre maître… du moins à l’échelle humaine… C’est particulièrement important de nos jours où tout est fait pour faire oublier à l’être humain qu’il est libre, en le ‘baignant’ dans des rythmes non pas communautaires mais dominants et dominateurs. Le gandin lui est libre… dans la mesure de son possible… qui est la mesure de l’excellence.
Cette connaissance de soi n’est pas un repli sur soi… au contraire… puisqu’il consiste à connaître aussi l’entourage. Et puis, si chaque être humain est différent, tous se ressemblent. Comme un des personnages d’une des comédies de l’auteur romain Térence (vers 190 – 159 av. J.-C.) le dit : Homo sum humani nihil a me alienum puto (« Je suis un homme ; rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »).
Une des critiques que l’on fait souvent aux gandins (aux petits-maîtres en général), c’est qu’ils n’ont pas assez les pieds sur terre. Il est certain que ce sont des êtres plutôt aériens ! Peut-être aussi ont-ils plus conscience que ceux qui les critiquent de l'importance de cet élément fondateur qu’est l'air, qui, ceci dit en passant… en coup de vent, on devrait arrêter de nous polluer. Et puis je montre dans mes livres qu'ils ont des racines très profondes.
* Il serait très intéressant d’aller plus avant dans ces écrits, qui donnent des clefs pour rester en bonne santé et que, de nos jours, l’on ne trouve pas dans la médecine contemporaine. Par exemple, il est stipulé que manger en trop grande quantité et trop riche (pas assez simple), produit un amoncellement de vents, ce qui apporte des maladies. C’est la même chose avec les plantes médicinales : Pour soigner, on aime utiliser des concoctions faites de divers éléments, alors que prendre une seule plante ou deux ou trois séparément est, selon moi, plus bénéfique… surtout si on y ajoute des exercices et une diète ou un régime appropriés.