Cet article est juste un hommage à la grandeur et la splendeur du monde, son infinie variété. Les sagesses sont aussi très nombreuses. J’ai découvert récemment une d’entre elles, celle que l’on nomme « le pyrrhonisme » ou « le scepticisme », qui raisonne profondément en moi, car je n’ai jamais rien pris réellement au sérieux tout en prenant toujours tout au sérieux… Je n’ai jamais incité personne à suivre ce que je dis, mais au contraire à trouver par lui-même sa voie de sagesse… si on peut dire… Non seulement le monde est grand, mais notre coeur et notre âme le sont aussi, toutes proportions gardées bien sûr…
Je ne suis donc pas du tout un spécialiste du pyrrhonisme, et pas non plus un philosophe… La seule compétence que je revendique est celle sur les petits-maîtres, thème que je suis le seul à étudier… Il est bon d’aller loin sur un sujet, quel qu’il soit, ce qui donne certaines compétences. Mais cela ne signifie pas que je ne peux pas parler d’autres choses…
Lorsque je lis des écrits sur la sagesse, j’ai l’impression d’être comme une personne qui écoute ce que l’on dit d’un délicieux gâteau, sans jamais l’avoir goûté. Quand je compose sur le sujet, c’est encore pire, car alors il me semble que je suis un faussaire, une personne qui écrit au sujet de ce qu’elle a lu du gâteau… C’est un peu une imposture… Cependant, au sujet du pyrrhonisme, il y a quelque chose de fondamentalement simple qui raisonne profondément en moi.
« De rien de ce qui sera dit nous n’assurons qu’il est complètement comme nous le disons, mais pour chaque chose, nous faisons en ‘enquêteur’ un rapport conformément à ce qui nous apparaît sur le moment. » Passage du premier chapitre de : Esquisses pyrrhoniennes de Sextus Empiricus (voir plus loin). J’ai ici pris la traduction de Pierre Pellegrin (Éditions deu Seuil, 1997), mais ai changé « historien » en « ‘enquêteur’ », terme qui me semble plus adapté à l’emploi dans le texte original de ἱστορικός (historikós).
UNE VÉRITÉ TOUTE PERSONNELLE. Comme le dit l’adage : « Chacun voit midi à sa porte ! » Chaque personne est le mètre-étalon de sa vie, ondulant entre ce qu’elle crée et ce qu’elle imite, ce qui dépend de soi et ce qui n’en dépend pas, etc. Personnellement, j’ai du mal à voir ce qui est de l’ordre de ma projection, d’une projection extérieure à moi et de l’ordre de la vérité. Où est donc la vérité, quand nous sommes tous différents ? Ce que nous pouvons appréhender n’est-il pas très limité, et dépendant de nos sens et de notre esprit ? Du reste, qu’est-ce que nous pouvons concevoir en dehors de ce dernier ? Il est juge ! Même suspendre le jugement est un acte de l’esprit.
PYRRHON. Suspendre le jugement (épochè) est ce que l’on dit que font les pyrrhonistes, aussi appelés « sceptiques ». Je trouve leur philosophie remarquable. J’ai découvert récemment, il y a quelques mois de cela, le philosophe Pyrrhon (IV – III e siècle av. J.-C.) dans Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres (tome II, éd. GF-Flammarion) de Diogène Laërce (IIIe siècle). J’apprécie beaucoup ce qu’a fait Diogène Laërce dans cet ouvrage, car il y a passé en revue la vie et les doctrines des philosophes qui l’ont précédé. Je trouve que c’est passionnant… La vie de Pyrrhon est celle qui m’a le plus intéressé. Comme Socrate, il n’a rien écrit… mais sa vie elle-même est un récit philosophique. Il a voyagé, notamment en Inde, accompagnant Anaxarque dont il était l’élève et qui suivait Alexandre le Grand. Il a côtoyé les gymnosophistes indiens. Sa philosophie est au-delà même de la philosophie. On pourrait penser qu’elle ressemble à un renoncement, mais bien au contraire… Elle apporte une grande paix. C’est comme si elle libérait l’esprit de lui-même, de ses limites ! Elle me rappelle certaines philosophies orientales, comme le dzogchen, qui elles aussi suspendent le jugement (épochè) et conduisent à l’ataraxie (exemption de trouble) pour reprendre des termes grecs que l’on emploie pour le pyrrhonisme. En Asie, on parlerait davantage de nirvana ou de grande complétude. Je trouve que tous ces mots ont tout de même quelque chose de dur, disant une vérité atteignable seulement par de grands esprits, alors qu’il me semble que chacun y a foncièrement accès.
Quand on lit Diogène Laërce, on s’aperçoit que chez Pyrrhon, cette ataraxie le conduisait à une sorte d’insensibilité (apatheia) plus importante que chez les êtres ordinaires, comme s’il ne voyait dans la réalité qu’une sorte de mirage, sans consistance. Cette impression de ‘rêve’ est, il me semble, importante pour ‘saisir’ l’insaisissable, pour trouver la paix et jouir de la vie sans craindre la souffrance et la mort plus que nécessaire.
SEXTUS EMPIRICUS. Pour en savoir davantage sur le scepticisme, on peut lire Esquisses pyrrhoniennes de Sextus Empiricus (IIe siècle). Ce dernier est un des rares philosophes sceptiques à avoir écrit sur cette philosophie. Il était aussi médecin. Le scepticisme semble avoir été très présent chez certains médecins méthodistes, dont la pratique est basée sur l’observation apparente. Lorsqu’on lit cet ouvrage, bien sûr, certaines affirmations scientifiques de l’époque et démonstrations nous paraissent absurdes aujourd’hui ou inadéquates à notre vie contemporaine… mais le fond est là.
Dans ce qui suit, mon discours va sembler quelque peu négatif, car j’emploie beaucoup de termes négatifs. Mais cela est comme pour montrer l’aspect positif et revenir à cet équilibre des contraires, ce yin-yang pyrrhoniste, cette reconnaissance d’une force égale, d’une isosthénie (isostheneia) qui libère du jugement et apporte la paix.
N’EST PAS CONFUS. Le scepticisme n’a rien à voir avec le fait d’être sceptique, c’est-à-dire être confus et entretenir la confusion. Au contraire, selon moi, le pyrrhoniste ne prend comme base que la réalité telle qu’elle lui apparaît. Il ne juge pas, mais il ne dira pas que le rouge est bleu si le rouge lui apparaît rouge. Pour vivre il doit boire, manger, etc. Ces faits, il ne les établit pas en dogmes… simplement comme des réalités relatives aux conditions : celles d’un être humain, mais pas comme des principes fondamentaux. J’aime beaucoup cette expression : « L’exception confirme la règle ». Une règle, sans exception, est en quelque sorte morte… un peu comme notre société basée sur le numérique, qui nous fait croire en l’infaillibilité des modèles mathématiques. La science se confronte à ses propres limites et ne peut plus avancer sereinement lorsqu’elle s’enferme dans des concepts, des dogmes. Elle perd alors la notion très simple de la réalité. Cette dernière devient un concept. Elle la recrée et refuse toute autre vue. Elle se met des œillères et suit une ornière qui l’enferme dans une sorte de fascisme intellectuel, niant toutes les autres vues. En médecine cela est catastrophique car, si suivre le plus loin possible un raisonnement scientifique, médical en occurrence, apporte beaucoup de bien, lancer un anathème sur tous les autres raisonnements est le résultat de beaucoup plus de mal. Les sciences environnementales contemporaines ont ceci de plus qu’elles ne font pas avancer une science en dehors de tout son environnement, de l’harmonie générale et de l’infinité qui la constitue. Remettre toujours en question l’acquis devient un outil. L’objectif n’est pas d’arriver à un but, pour employer un haïku de ma sauce, mais d’être dans le chemin. C’est là que se fait la libération : dans le moment présent. Sinon, il s’agit, encore une fois, d’une sorte de fascisme intellectuel, même si, je le répète, aller loin dans un domaine permet de faire de grandes avancées.
N’AFFIRME RIEN. On peut tout autant affirmer une chose et son contraire. Alors pourquoi affirmer ? Mais pourquoi aussi vouloir aller au-delà de soi ? L’expérience seule compte, si elle ne s’affirme pas en dogme, en vérité ultime. Il ne s’agit que d’une expérience individuelle… ou collective… qu’importe… Ce n’est qu’une expérience. Une personne qui se croit malade est véritablement malade… mais pas de la maladie qu’elle croit. Un pyrrhoniste ne croit pas ; il est en dehors de toutes croyances. Ces dernières peuvent être des aides pour certains, apporter du réconfort, mais ne restent que des croyances.
SANS DOUTE. Il ne s’agit pas non plus d’être dans le doute. Le doute n’est qu’un affect. On ne congèle, ne concrétionne, ne cristallise rien. Le pyrrhoniste ne détermine pas de manière intrinsèque ce qui est bon et ce qui est mauvais ; il ne fuit ni ne recherche rien fébrilement, baignant ainsi naturellement dans la tranquillité. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il ne va pas éviter de se blesser, et qu’il ne va pas avoir mal s’il se blesse. Cependant, cela ne voudra pas dire pour lui que cette blessure est intrinsèquement mauvaise, qu’elle est l’expression de ce qui est mauvais en soi.
SANS JUGEMENT DÉFINITIF. Suspendre le jugement ne consiste bien sûr pas à juger, mais pas non plus à ne pas juger…
SANS DOGME. Le scepticisme n’est ni négatif, ni positif. Il ne remet pas en question, il ne critique pas. Il ne s’arroge pas non plus le fait de ne pas remettre en question ou critiquer. Il le fait quand c’est nécessaire… ou du moins quand il le fait. Il n’a pas de règles… pas de dogmes à suivre.
SANS CROYANCE. Le Pyrrhonisme élargit la vision, mais ne la rend pas ultime… loin s’en faut. En étendant le point de vue, il permet d’être naturellement plus intelligent. Ainsi, une personne vivant dans une grotte, sans jamais avoir vu l’extérieur, aura une vision beaucoup plus restreinte de la réalité, même si les deux personnes sont absolument identiques. Mais cette affirmation elle aussi est fausse, car l’expérience de la grotte apporte quelque chose que l’expérience du grand air n’a pas. Là aussi on ne peut juger. Être pyrrhoniste, c’est un peu comme laisser sur le chemin de lourds bagages inutiles, qui sont toutes nos ‘croyances’.
LA PHILOSOPHIE Lorsque Pythagore (VIe – Ve siècles av. J.-C.) crée les mots de « philosophie » et « philosophe », il est dans une démarche que l’on peut qualifier de sceptique. Il considère lui-même et ses disciples comme des amoureux de la sagesse, ce que signifie le terme de « philosophes », et non pas comme des sages.
Une manière de ne pas s’enfermer dans des dogmes tout en pratiquant l’exercice de la sagesse, c’est d’avancer dans ce savoir en même temps que dans la compassion, par exemple en lisant des textes sur la sagesse et en parallèle d’autres sur la vertu, afin de ne s’enfermer ni dans une fausse sagesse, ni dans une fausse vertu, mais l’une et l’autre servant continuellement de balancier. Pour la vertu, on peut lire par exemple le Commentaire sur Les Vers d’Or des Pythagoriciens, par Hiéroclès (Ve siècle). Celui-ci était pythagoricien et néoplatonicien. Personnellement, je trouve ces commentaires d’une grande beauté.
HISTOIRES TIBÉTAINES. Les Tibétains possèdent de très nombreuses histoires relatant cette expérience de la sagesse. En voici une : Un maître, religieux très instruit et imbu de sa personne, n’avait que quelques disciples, alors que tout près de son monastère, une personne, n’étant pas religieuse et ne sachant pas même lire, rassemblait une assemblée très nombreuse. Un jour, pris de colère, le premier décida d’aller confondre le second en public. Il lui demanda sur quoi il méditait. L’autre lui répondit qu’il ne méditait pas. Alors le premier de répliquer en ricanant que c’était une honte, qu’il ne méditait même pas ! « Mais quand donc suis-je distrait ? » s’enquit le second. Si la plupart de ces narrations tibétaines sont des témoignages, certaines appartiennent à la mythologie, comme celle-ci : Un maître avait deux disciples principaux. Un jour, il donna son dernier enseignement, qui pourrait se résumer, très maladroitement de ma part, car je ne me rappelle plus les termes exacts, ayant entendu cette histoire il y a de nombreuses années : « Faites ce que vous voulez ! » Le premier compris ce qu’avait dit son maître, alors que le second cru le faire et se mit à éliminer tout ce qui lui déplaisait. Il tua et devint monstrueux, faisant tellement peur que de plus en plus de monde se ralliait à lui. Sa grandeur devint tellement monstrueuse que des dieux commencèrent à s’en émouvoir, et rappelèrent le maître et son premier disciple du ‘nirvana’ où ils se trouvaient pour résoudre le trouble qu’ils avaient causé. Ils se firent alors tout petit, rentrèrent dans le monstre et devinrent plus grand que lui en le faisant exploser. Il paraît que c’est de là que viendrait la tradition tibétaine de la représentation de ‘divinités’ courroucées monstrueuses. Évidemment, l’important ici ce sont les derniers mots du ‘maître’.
Images ci-dessus : « Le Goût nouveau » « Lith[ographie] de Lemercier », signée « Deveria » pour Achille Devéria (1800 – 1857) et datant des années 1830, époque de la mode des manches « gigot », et de la coiffure « à la girafe ».