Réflexions du et sur le costume et la coutume

Dernièrement, je lisais la Vie de Pyrrhon par Diogène Laërce (IIIe siècle), dans la traduction de Robert Genaille (Paris : GF – Flammarion, 1965). Pyrrhon (vers 365 – vers 275 av. J.-C.) est un philosophe de la secte dite « Sceptique ». Il aurait écrit un livre intitulé Images, dans lequel il dit que « L’apparence est reine partout où elle se présente. » Avant on lit que ce philosophe « n’est jamais sorti de l’habitude », et après qu’il « suit ce qui apparaît » et « que nous choisissons souvent selon la coutume ou repoussons pour la même raison. Notre observation, dès lors, est aussi simple affaire de coutume. »

La coutume est un mode, une façon… une mode aussi. Rejeter complètement cette dernière est impossible, si ce n’est en devenant un gymnosophiste, vivant nu, ou quelque autre anachorète ou ermite… Et encore… s’ils peuvent éviter la mode, il ne me semble pas qu’il soit possible d'éviter de suivre des modes (au masculin), le corps lui-même imposant ses habitudes, son mode, sa coutume. D'une certaine manière, le corps est un costume : le costume de l'âme.

Comme déjà dit dans d’autres articles, le terme même de « costume » vient de « coutume ». Le costume est donc une affaire de coutume, de manière, de mode. Même celui qui se démarque de la mode, par exemple en la créant, le fait à partir d’une base culturelle, qu’il réfléchit finalement même en voulant s’y opposer.

« RÉFLÉCHIR », voilà un autre des très jolis mots appartenant à la langue française. Il signifie simultanément le reflet et la pensée. Cette dernière n’est-elle pas la réflexion de ce que les miroirs de notre âme et de notre entourage nous renvoient, des habitudes, le miroitement de la réalité, sa représentation ? Notre environnement crée des images dans notre esprit qui lui-même agit sur ce qu’il appréhende et se reflète en lui. Il en résulte un habitus (une hexis en grec) : une intégration et connaissance profonde participante de l’entourage. Il s’agit d’un jeu de miroirs qui scintillent en chacun. Ils brillent dans le déploiement du présent, qui se goûte par tous les sens, qui sont la manifestation concrète de cette danse brillante. Celle-ci s’exprime de différentes manières, comme à travers l’hexis corporelle, le jeu avec les codes nouveaux, la création, etc.

POLIR : Le tout, la base, peut être comparé à un diamant brut continuellement taillé en de multiples facettes, qui reflètent tels de petits miroirs, se subdivisant à l’infini dans l’appréhension polie du monde dans tous les sens du terme : polissage de la gemme et du miroir, apportant lustre et éclat, et politesse. Ce polissage s’opère en particulier par la culture que l’on intègre, son savoir, par la coutume et bien sûr par la mode. Il clarifie, montre et offre une ouverture dans le champ des possibles. Le diamant ne reflète pas grand-chose avant d’être taillé et poli. Durant l’Antiquité et jusqu’au Moyen Âge inclus, le miroir non plus ne renvoie rien s’il n’est pas régulièrement poncé ; et les exemples modernes (depuis le XVIe siècle) de ces objets sont aussi de surface unie et luisante.

La mode a donc cette utilité de polir, de permettre à travers la taille de cette réalité brute de révéler une facette de sa préciosité. Le tailleur d’habits fait la même chose pour le corps, en manifestant la beauté de celui-ci à travers la coupe. L’élégant fait pareil par l’agencement des parties qui constituent sa parure dans son ensemble, ses manières, etc. De cette façon on comprend mieux pourquoi, dans la mode française, le bon goût et la politesse sont si importants. Ce sont des outils d’appréhension de la beauté et du plaisir de cette base.

DISTINGUER : Il ne s’agit pas de pensée mais d’une intuition. Ce savoir, qui n’est pas qu’une histoire de classes ou de connaissances mais aussi de sensibilité et de finesse, est un des socles du bon goût. Par lui, on voit les choses avec distinction, ne les confond pas, ne mélange pas ce qui n’est pas fait pour l’être. C’est particulier à chacun. Nous avons tous des points de confort différents, la mode étant là pour harmoniser cette richesse incommensurable. Un des aspects de l’élégance française est la juste mesure entre la simplicité de ton et la sophistication, la connaissance de ces extrêmes qui n’en sont pas, le discernement : agir à bon escient… une pratique de gourmet de la vie. Les Romains appellent cela neglegentia diligens : une sorte de point de raccord entre l’abandon et la concentration (voir mon ouvrage sur Les Petits-maîtres du style, de l’Antiquité au XIe siècle).

Au royaume des apparences, la réflexion est à la base de la mode. Pourtant cette dernière apparaît au commun légère et futile, sans réflexion. Au contraire, dans le sens dont j’en parle, elle ne se base pas sur des termes qui sont, comme leur nom l’indique, finis. Son langage est celui de l’impermanence, du renouvellement constant, de la réverbération d’un soleil infini en formes et couleurs multiples, un arc-en-ciel tangible constitué des réalités présentes. La mode est impalpable, évanescente parce qu’elle ne place pas de frontière entre la réflexion de la pensée et celle de la représentation. Elle est entière, toute entière dans la réalité des sens, la sensibilité… ce que l’on appelle autrefois le sentiment.

Dans l’histoire de la mode et de l’élégance françaises, les intellectuels et les artistes sont toujours courtisés, tous deux s’intéressant à la réflexion. Réfléchir ne consiste pas ici à être dans ses pensées, mais au contraire pleinement dans l’instant présent et le réfléchir le plus entièrement que cela est possible, à comprendre l’agencement harmonieux et d’en déceler ses secrets, qui ne le sont que parce que les yeux sont fermés, entrouverts ou que le regard n’est pas assez vaste. Il s’agit de s’ouvrir. Ce regard est intérieur : C’est la réflexion dans le cœur qui voit, distingue.

PROPRETÉ : Plus le miroir est propre et grand, plus il perçoit et donne à percevoir. D’où l’importance de la propreté dans la mode et de l'ouverture d'esprit. Bien sûr, il ne s'agit pas d'une propreté maniaque. Je suis la définition ancienne du terme, qui comprend tous les soins : de l'âme, du corps, des habits, de la nourriture, du logement... aussi bien d'hygiène, que de netteté, d'harmonie, de sagesse, etc.

Le miroir permet de guider plus justement dans la MESURE, dans la mesure où chacun peut s’y reconnaître et s’apprécier dans cette communauté, ou bien s’y voir trop distinctement et en avoir peur, d’où parfois de l’ostracisme envers certains gandins. Il peut susciter de la peur chez soi et chez l’autre. On n’apprécie pas de voir refléter ses propres défauts, surtout quand c’est l’autre qui semble (ce n’est qu’une illusion) le faire. Cette ouverture peut créer quelques problèmes. Par sa réflexion, les autres peuvent voir en l’élégant leurs imperfections et les rejeter sur lui en le blâmant et l’accusant de maux dont il est éloigné. Chez les esprits sains, celle-ci a une incidence toute autre. Elle apporte l’ouverture, la grandeur, la joie, la lumière, le plaisir, l’intelligence, la communion, la découverte, la sagesse… C’est une méditation, une attention, non pas une introspection, mais un ‘laisser jaillir’ la nature du miroir et du monde qui s’y reflète. Le miroir permet de distinguer : de la distinction. Il n’y a pas d’effort, mais un déploiement qui révèle selon la mesure de l'être.

Illustration du début de l'article : Gravure, frontispice de Dithyrambe sur l’immortalité de l’âme par Jacques Delille, Paris, Giguet et Michaud, 1809.

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