Cela fait déjà quelques dizaines d’années que la thématique environnementale est mise en avant, notamment par les scientifiques. Quand on l’évoque, on pense avant tout à la nature ou à la pollution. Pourtant, tous les environnements sont touchés, comme le culturel et l’idiomatique.
La mondialisation et les mouvements irraisonnés qui en découlent sont en grande partie responsables de ces dégradations. Comme les lecteurs de ce blog et de mes livres le savent, je m’intéresse beaucoup aux mouvements et aux notions de rythmes, d’harmonie… d’où le nom de ce blog « La Mesure de l’Excellence ». Tous les rythmes ne sont pas bons à prendre. Notre société de consommation moderne a très bien compris l’importance du rythme, et pousse les gens à la consommation en les incitant à bouger, en les rendant le plus mobile possible, tout cela au son d’une musique binaire ! Avec ces mouvements, non seulement on fait dépenser, mais on crée des désirs nouveaux et amplifie les anciens. En même temps que cela croît, les environnements s’appauvrissent et l’uniformisation du monde grandit. La langue anglaise est un des outils principaux de cette internationalisation véhiculée non seulement par Internet et le domaine informatique, les deux principalement dans les mains de quelques grands groupes, mais aussi par tous ceux qui trouvent que c’est bien de parler franglais. L’imagination et la poésie ne sont plus à l’ordre du jour. On utilise des mots américains prémâchés, symboles de cette mondialisation, idéologie dont l’objectif principal est le rendement à court terme et dont les perspectives à plus long terme sont une terre inhabitable, où déjà de nos jours à peu près tous les habitants sont confrontés à des pollutions multiples et quotidiennes, l’anglais en étant une importante.
Les années 1970 marquent un effondrement de pratiques idiomatiques multiples. La messe ne se dit plus en latin, alors qu’auparavant c’est le cas partout, même dans les villages les plus reculés. Les patois disparaissent alors que précédemment chaque région (parfois constituée de quelques villages) a le sien. Dans mon département de naissance, la Loire, on peut cartographier plusieurs régions avec leur propre patois (certaines expressions locales étant encore en usage aujourd’hui) : le parler gaga (à Saint-Étienne et ses alentours), le patois forezien, le parler roannais, etc. Dans le village de mon enfance et à quelques kilomètres à la ronde, on utilise encore des mots que l’on ne retrouve pas ailleurs dans le département proprement dit ; mais le patois lui n’est plus utilisé alors que quelques vieillards le connaissent encore durant mes jeunes années ! Autrefois, même les corporations ont leurs mots, ainsi que diverses associations de gens. Au XIXe siècle, à Paris, presque chaque quartier a ses expressions particulières, ainsi que certains métiers, groupes, etc. Dans mon livre sur Les Petits-maîtres de la mode, j’évoque des parlers de merveilleux, comme celui de la « couleur locale » et du « style coloré » des romantiques jeune-France. Un autre exemple : la javanaise qui est une manière de langage qui apparaît à Paris, dans la seconde moitié du XIXe siècle, consistant à ajouter des lettres dans les mots, afin de les rendre intelligibles que par les initiés. On pourrait énumérer une grande quantité de divers langages rien que dans le Paris du XIXe siècle. Cette verve poétique et populaire est restée présente très longtemps dans la capitale.
La langue a une grande importance en France, et cela depuis des temps immémoriaux. Une tradition évoque un Hercule gaulois capable par la seule force de sa parole de déplacer des montagnes. Joachim du Bellay (1522 – 1560) conclut son Défense et illustration de la langue française (1549) par ces mots : « Français […] Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Athènes, et de votre Hercule gallique, tirant les peuples après lui par leurs oreilles, avec une chaîne attachée à sa langue. »
En France, la langue est toujours un sujet de préoccupation. Cependant, au Moyen Âge, ce qui constitue l’actuelle France est constellé de diverses langues que l’on peut regrouper en deux ensembles principaux situés au nord (langue d’oïl) et au sud (langue d’oc) de la Loire. L’orthographe n’est pas encore établie, et un même mot peut s’écrire de diverses manières selon surtout la façon dont on le prononce.
Seul le latin réunit tout le monde et cela dans toute l’Europe. C’est la langue de l’Église, des sciences… Plusieurs traités sur l’art poétique en latin sont publiés au Moyen Âge, suivant une tradition issue de l’Antiquité, avec pour auteurs principaux Aristote (La Poétique, IVe siècle av. J.-C.) et Horace (Art poétique, Ier siècle av. J.-C.). Eustache Deschamps (v. 1340 – v. 1404) serait le premier à en composer un en langue d’oïl : L’Art de Dictier (1392). Par la suite, l’écrit le plus célèbre sur ce sujet est peut-être L’Art poétique (1674) de Nicolas Boileau (1636 – 1711). Aujourd’hui, nous connaissons très peu la littérature latine médiévale, pourtant très riche. Les traités sur la rhétorique sont peut-être encore plus nombreux, et beaucoup parlent de poésie et de versification, notamment au temps des grands rhétoriqueurs (du milieu du XVe siècle au début du XVIe), sans compter les écrits sur la musique intimement liée à la poésie et à la langue, notamment par la rythmique, en particulier jusqu'à l'époque moderne (qui commence au XVIe siècle).
C’est surtout à partir du XIIe siècle que des poètes utilisent la langue ‘vulgaire’ et l’améliore. À la fin du Moyen-Âge, le français est très proche de celui que l’on parle aujourd’hui. Par exemple, la poésie de Charles d’Orléans (1394 – 1465) est compréhensible pour un lecteur contemporain peu aguerri, peut-être grâce aux travaux de personnages comme le poète Eustache Deschamps. Au XVIe siècle, on s’intéresse davantage encore à la langue française et écrit des traités sur le sujet. Précédemment, je cite un ouvrage du poète Joachim du Bellay. Ce sont souvent les poètes qui s’intéressent à elle, et cherchent à la rendre digne du latin, voire supérieure. Les XIVe – XVIIe sont des siècles où le français est à construire, et les poètes maîtres de la rythmique et de l’invention langagière s’attellent volontiers à cette tâche. J’insiste sur cela, car les poètes sont des ‘trouveurs’ (trouvères), des inventeurs de la langue.
Comme le français est tout à inventer, on en discute beaucoup dans des cercles littéraires, comme ceux de l’École lyonnaise et de la Pléïade au XVIe siècle ou ceux des précieuses au XVIIe siècle. Le choix d’une orthographe pour un mot peut mener à de longues discussions. Au XVIIe siècle, des écrivains (principalement des grammairiens et lexicographes) comme Jean Nicot (1530 – 1604, son Thrésor de la langue française est publié de manière posthume en 1606), François de Malherbe (1555 – 1628), Claude Favre de Vaugelas (1585 – 1650), Gilles Ménage (1613 – 1692), César-Pierre Richelet (1626 – 1698), Dominique Bouhours (1628 – 1702), cherchent à la perfectionner, ainsi que beaucoup d’auteurs.
Dès 1635, l’Académie française prend le relais des salons qui ne cessent cependant d’exister. Aujourd’hui, cette académie ne représente plus grand-chose, contenant des académiciens médecins, politiques, historiens… d’autres principalement de culture anglaise… Du coup, depuis le XXe siècle, le français est principalement dans les mains de sociétés privées comme Larousse ou Robert, et aujourd’hui aussi dans celui de l’Internet comme avec le Wiktionnaire (Wiktionary).
Au XVIIe siècle, les poètes continuent d’affiner la langue française, notamment à travers le théâtre, ainsi qu’au XVIIIe, avant d’être celle que l’on parle aujourd’hui.
Une langue c’est un mélange entre le passé, le présent et le futur. Enfin, c’est de l’art ! Elle est en continuelle mutation, sinon elle devient morte. Nous sommes tous les acteurs de cette évolution. Les choix des mots, des tournures… expriment notre personnalité et notre état d’esprit ainsi qu’un niveau ‘d’intelligence linguistique’, de finesse dans ce domaine. Une langue construit notre réalité : Nous parlons, exprimons, pensons par elle ! La maîtriser et savoir la poétiser nous libèrent en partie de sa structure qui est une organisation sociale permettant la communication harmonieuse entre les individus, mais aussi une communication avec un lieu, une terre, un esprit…
L’association Corrigraphie se donne pour objectif la défense de la langue française. Ses adhérents aiment cette langue et font partager leur goût pour celle-ci à travers plusieurs activités proposées sur leur site. J’ai posé les quelques questions ci-dessous à M. Vincent Primault, membre très actif de cette association. En envoyant ses réponses, celui-ci a tenu à préciser que celles-ci n’engagent que lui. Je dois ajouter que ce que je dis n’engage aussi que moi.
– Bonjour M. Vincent Primault. Pouvez-vous, s’il vous plaît, nous présenter votre association ?
– Corrigraphie s’est créée originellement à partir de la volonté de donner une structure juridique pour le site zCorrecteurs.fr. Nous voulions pouvoir avoir un compte en banque, et montrer à nos partenaires une certaine structuration. La forme associative a vite semblé la plus adaptée, puisque nous ne souhaitions pas en faire une activité commerciale. Les « zCorrecteurs » sont un groupe formé en 2006 pour corriger le contenu mis en ligne sur le « Site du Zéro » (d’où le z initial), devenu entre temps OpenClassrooms. Avec le temps, notre activité de correction s’est diversifiée (nous ne corrigeons plus de contenu d’OpenClassrooms, leur propre activité ayant aussi évolué), et notre site Web propose en plus des ressources autour de la langue française : articles, quiz, dictées… Aujourd’hui encore, l’association s’occupe essentiellement de la gestion administrative du site zCorrecteurs.fr, mais est aussi le point d’entrée pour ceux qui souhaiteraient pouvoir bénéficier de nos activités de correction.
– Pourquoi ce nom de « Corrigraphie » ?
– Nous aurions pu appeler notre association « zCorrecteurs », mais nous souhaitions lui donner une identité distincte, afin de pouvoir aussi supporter de futurs projets. Après beaucoup de propositions, ce nom s’est imposé car, en plus de bien sonner à l’oreille, son préfixe corri- met l’accent sur nos activités de correction, qui sont à l’origine de notre petit groupe.
– Aujourd’hui, la langue française est particulièrement malmenée, notamment par les nouveaux moyens de communication et la mondialisation qui mettent en avant l’anglais. Personnellement, j’essaie de ne pas trop employer de mots d’origine anglaise, mais des termes français, quitte à en inventer, comme on le fait parfois en poésie. Quel est votre avis sur ce sujet, et que préconisez-vous ?
– Travaillant pour une entreprise américaine, c’est une question à laquelle je suis assez sensible et confronté tous les jours. Force est de constater qu’entre employés, nos conversations ressemblent souvent à un étrange mélange de français et d’anglais… Beaucoup de termes techniques de mon domaine (informatique) n’ont pas de traduction directe en français (sans passer par une périphrase), ou alors une recommandation très rarement utilisée en pratique. Lorsque c’est le cas, j’ai tendance effectivement à mélanger facilement les deux langues, souvent à mon grand désespoir lorsque je réalise la phrase atroce que je viens de formuler. En revanche, lorsqu’une alternative claire et répandue existe, j’essaie de l’utiliser autant que possible. Par exemple, j’essaie d’utiliser courriel autant que possible, au lieu d’email (qui en plus tend à se raccourcir en mail, ce qui me choque puisque mail se réfère au courrier postal en anglais). Mais cela reste pour moi une question très épineuse, qui est un combat de tous les jours !
– Selon moi, la poésie est importante pour maintenir une langue en bonne santé. Il me semble que celle-ci est de moins en moins présente dans le français actuel et la culture française contemporaine. Les poètes ne sont plus des personnes recherchées. Peut-être est-ce à cause de notre univers largement électronisé ! Qu’en pensez-vous ?
– Je suis en effet d’accord que la poésie est assez peu valorisée et présente aujourd’hui. En revanche, je n’y vois pas forcément un lien direct avec les évolutions liées au numérique, qui est pour moi avant tout un moyen à mettre au service d’une cause. Le numérique est un outil, qui est neutre en soi. Le projet que nous menons avec l’association Corrigraphie est pour moi un exemple d’une façon d’utiliser les outils de communication modernes au service d’une cause intemporelle. En revanche, peut-être la raréfaction de la poésie est en lien avec d’autres formes de divertissement artistique qui attirent plus les foules : théâtre, comédies musicales et autres spectacles. Il me semble qu’on retrouve dans ces divertissements une certaine forme de poésie, bien qu’elle soit parfois cachée sous des mises en scène plus ou moins extravagantes.
– L’orthographe et la grammaire françaises ne sont pas faciles. Cela décourage beaucoup de jeunes gens. Pourtant, au Moyen Âge il n’y avait pas de règles strictes. Encore au XIXe siècle on était beaucoup moins rigoureux qu’aujourd’hui dans ce domaine. Faut-il considérer les fautes d’orthographe comme invalidantes ?
– Dans le monde scolaire, les fautes d’orthographe peuvent avoir un impact sur la note des élèves, en particulier dans les matières littéraires. Dans le monde professionnel, la situation est la même : un CV présentant trop de fautes (35 % des recruteurs écarteraient un CV à partir de deux fautes [1]) risquera d’être rejeté, même si le candidat présente toutes les conditions requises. Il semblerait donc qu’un manque de maîtrise de la langue puisse être rapidement invalidant dans la vie quotidienne, et ce dès le plus jeune âge. La société est bâtie sur un certain nombre de règles que chaque citoyen doit apprendre, et que celles qui régissent notre langue ne sont finalement qu’un ensemble de plus. Par exemple, le code de la route régit la façon dont nous circulons sur la route ; certains ont plus de mal que d’autres à l’appliquer (volontairement ou par distraction) ; certaines de ses règles peuvent sembler contestables, mais elles restent conçues dans l’objectif affiché de sauver des vies. Si j’ose filer la métaphore, les règles applicables au français nous permettent de nous comprendre ; elles sont plus ou moins difficiles à assimiler selon la sensibilité de chacun ; elles peuvent aussi parfois nous sembler désuètes ou incompréhensibles. Mais sans aller jusqu’à dire que le bon usage du français sauve des vies (encore que… [2]), un texte rédigé sans faute fera gagner du temps à son destinataire et réduira le risque d’incompréhension.
– Il me semble qu’une langue est un apprentissage continuel, et que trop la figer la tue. Cependant, il y a des directions à prendre bien ‘meilleures’ que d’autres. Êtes-vous d’accord ? Si oui, quelles sont les directions que vous aimeriez que le français prenne ? Si non, dites-nous pourquoi ?
– Effectivement, les langues ne sont pas figées mais en évolution perpétuelle, en témoignent les nombreux travaux de l’Académie Française ou encore des éditeurs de dictionnaires, pour ne citer qu’eux. En ce qui est de savoir si certaines directions sont meilleures que d’autres, nous risquons de retomber rapidement dans un traditionnel clivage entre conservateurs et progressistes, que je souhaiterais éviter. :) On a vu ces dernières années des décisions allant vers une simplification de l’orthographe, par exemple en ôtant l’obligation de mettre des accents circonflexes sur certaines voyelles ou en rectifiant quelques « anomalies » (ognon ou nénufar). [3] Au-delà d’une simple question de pour ou contre, j’espère que ces simplifications permettront de faciliter l’apprentissage de notre langue, pour ceux dont il s’agit de la langue natale comme pour ceux pour qui le français est une langue étrangère.
– Vous évoquez un clivage traditionnel entre conservateurs et progressistes : les anciens et les modernes. C’est vrai que cela jalonne l’histoire du français et aussi de la culture française. Personnellement, je pense qu’il existe une troisième voie consistant à prendre ce qu’il y a de meilleur chez l’un et chez l’autre !
[1 ]https://www.wuro.fr/blog/ressources-humaines/cv-lettre-motivation-attention-fautes-orthographe.html
[2] http://mamaitressedecm1.fr/wp-content/uploads/2012/11/ponctuation.pdf
[3] https://www.projet-voltaire.fr/culture-generale/reforme-orthographe-expliquee-10-points/
Pour finir, j’incite chacun à ne pas utiliser de mots anglais quand des termes français existent. Il y a des domaines où l’anglais ne peut pas être évité, comme l’informatique qui invente son propre vocabulaire. Sinon, je trouve que parsemer le français de termes anglais est une marque d’un manque d’imagination, voire pire. Très certainement on gagnerait à donner un sursaut précieux à notre langue, en ne laissant pas la grande machine à uniformiser internationale se l’approprier. Redonnons-lui de la poésie, réinventons là intelligemment.