Lorgner et oeillades.

Il est un usage très français de regarder avec insistance. Cela peut nous paraître impoli aujourd'hui. Autrefois il s'agit d'un jeu galant tout à fait commun de même que de s'adresser à des gens qu'on ne connaît pas, de suivre ou de faire cercle autour d'une personne remarquable … A la fin du XVIIIe siècle, les merveilleuses et les incroyables se servent de nombreux objets de vue et pas seulement de faces-à-main mais parfois de véritables petites longues-vues.

Certaines précieuses du XVIIe siècle appellent « Le cours (avenue plantée d’arbre) » : « L’empire des oeillades ».

Dans Trop de chic (1900), Gyp (1849-1932) dévoile quelques lieux, situations et personnages chics dans son style très particulier alliant dialogues, descriptions amusantes et son talent de chroniqueuse de mode, tout en y incluant avec légèreté de la vraie littérature. Elle y décrit le bois de Boulogne, sa Potinière, son allée des Acacias, ses cavaliers, ses promeneurs du matin au sortir du bal, les oeillades qui s’y donnent (l’oeil de celle-ci ou de celui-là) et les rencontrent qui s’y font, le shopping rue de la Paix (près de l’Opéra et des boulevards), les bains, les figures et pratiques chics qui se forment sur les plages, les voyages, en wagon, à Luchon, Trouville, Vichy, en Suisse, à Houlgade, Plombières, Arcachon, Saint-Germain, à la campagne, les sociétés de charité, les bals avec leurs danseurs, types de jeunes filles, « ce qui s’y dit et ce qui s’y fait ». Tout cela est écrit avec finesse, avec un ton badin qui est celui de la vie courante. Voici des passages sur les oeillades au bois et à la mer :

« L'OEIL AU BOIS L'OEIL DE CELLE QUI A VUE LE FEU Savant, captivant, enlaçant. Frappe juste et droit, toujours à la bonne place. Tire au jugé. L'OEIL DE LA TRÈS JEUNE FILLE Assise sur la banquette de devant du landau. Louche pour voir – sans en avoir l'air – où en est la file. Voici la calèche bleue de la duchesse, donc, il n'y a plus à passer que : le coupé vert, le landau tête de nègre, une Urbaine, le coupé raisin de Corinthe, le dog-car, le fiacre 8613, le petit sabot d'acajou, la victoria de mademoiselle Sarah Bloch, un fiacre de la Compagnie, le duc de la Hallebarde... et ce sera lui !... OEil en coulisse préparé d'avance, pénétrant, doux et un tantinet sournois. OEil très observateur ; voit plus de choses encore qu'il n'en exprime ; et ce n'est pas peu dire. L'OEIL DU DÉBUTANT Intense et maladroit. Se trompe généralement d'adresse. Va tomber sur une respectable douairière ou étonner un gros monsieur étalé dans une victoria, tandis que celle à qui il est destiné passe sans le voir. Fait quelquefois des conquêtes qu'il ne cherchait pas et qu'il n'ose pas refuser. L'OEIL DU MONSIEUR QUI SE DÉFIE DE LUI Tendre, craintif, suppliant. A toujours peur de ne pas faire mouche. Ne s'adresse pourtant qu'à des cibles déjà expérimentées. L'OEIL DU VIEUX BEAU Émerillonné, glauque et vitreux. Fait mal à voir. La victime tourne précipitamment la tête pour ne pas contempler cet affreux spectacle. Il attribue ce mouvement à l'émotion causée par son regard et redouble d'oeillades. Serait bien embarrassé si on acceptait ce que son oeil semble offrir … L'OEIL DE LA FEMME SURVEILLÉE De tous les « oeils », celui-là est le plus vigoureux, le plus rapide, le plus incisif et aussi le plus éloquent. Il « souhaite » avec furie et exprime clairement ses désirs. Il y a dans cet oeil une passion et un lyrisme très troublants et très appréciés des amateurs. L'OEIL DE LA FEMME SUR LE RETOUR Ardent, impatient et « implorant ». S'adresse presque toujours aux petits jeunes gens. A remarqué que là est la seule planche de salut. Promet beaucoup et peut encore tenir. L'OEIL DE LA GRANDE DAME QUI AIME A S'AMUSER Provocant, caressant et agressif. S'adresse souvent à des naïfs qu'il plonge dans l'extase ou à des sots qu'il gonfle d'orgueil. Se moque des uns et des autres, aime tout simplement à prendre l'air pour n'en pas perdre l'habitude. LES « OEILS » DES DEUX AMIES Toujours ensemble, mais s'exécrant et ne perdant aucune occasion de se le prouver. Épient mutuellement leurs « oeils » afin de pouvoir les gêner. Perpétuelle rivalité pour le malheureux qui en est l'objet et ne sait à quoi s'en tenir. OEils tantôt tendres et langoureux, tantôt ardents et sombres, mais toujours identiquement pareils et dirigés vers un même but. »

« À LA MER L'OEIL SUR LA PLAGE L'OEIL DU MONSIEUR QUI NE PERD PAS SON TEMPS Arrivé le jour même. Explore tout de suite les planches où il espère rencontrer chaussure à son pied. Croit avoir trouvé. Premier regard. Il faut mettre beaucoup d'expression dans le premier « oeil. » Il doit être tendre, provocant, ardent et admiratif. Si la femme « n'a pas l'air », c'est que l'oeil a porté. QUINZE JOURS PLUS TARD Ce n'est plus un oeil, c'est un télégramme. Il faut, en un seul regard, exprimer l'amour qu'on ressent, demander si on est toujours aimé, indiquer l'heure du rendez-vous, etc., etc.. Oeil extrêmement difficile à réussir. L'OEIL DE LA JEUNE FILLE VRAIMENT INNOCENTE QUI VA AUX PLANCHES POUR « VOIR » Un bon regard profond, clair, honnête et droit au fond duquel est une caresse inconsciente. Elle regarde longuement, parce qu'elle le trouve bien, sans se rendre compte qu'on voit dans son oeil beaucoup de choses qui n'y sont pas. LORSQU'ELLE S'EST APERÇUE QU'IL LA REGARDE AUSSI Elle n'ose plus lever les yeux, ou si elle les lève, c'est à la dérobée et quand elle est bien sûre qu'il ne le verra pas. L'oeil est alors craintif et malin. Il glisse sous la paupière et cesse d'exprimer ce qu'il commence à ressentir. L'OEIL DE CELLE QUI NE VIENT À LA MER QUE POUR ÇA Tour à tour intense, chaud, caressant, rêveur, langoureux, moqueur ou suppliant. Passe et repasse vingt fois devant la cible et fait mouche à tout coup. Trouve qu'il est absurde de perdre son temps aux bagatelles de la porte et ne se risque qu'à coup sûr. Espèce d'oeil très redoutable. APRÈS QUE LE BUT A ÉTÉ DÉFINITIVEMENT ATTEINT Oeil impérieux auquel il faut obéir sans barguigner. Le patient a maigri et n'est plus que l'ombre de lui même. Le plus triste, c'est que souvent le malheureux qui n'est pas à la hauteur de la situation, voit ébaucher l'oeil du premier jour à l'adresse d'un voisin de chaise... L'OEIL DU ROI DE LA PLAGE Oeil séducteur, attirant, chargé d'effluves magnétiques. Se pose sur toutes les femmes, si nettement et si directement que chacune croit qu'il n'est adressé qu'à elle. Se fait tour à tour dur, suppliant, clair ou sombre. Oeil très fatigant. A LA FIN DU SÉJOUR Est débordé. Ne parvient pas à satisfaire tout le monde. A pour ennemies celles auxquelles l'oeil ne suffit plus. Est très étonné de ce résultat. Trouve que l'oeil fait partie de la vie sportive comme le tir au pigeon, le polo ou la valse. Passe rapidement aux planches lorsqu'il ne peut pas faire autrement. L'OEIL DE CELLE QUI RENCONTRE SANS AVOIR CHERCHÉ D 'abord étonné, puis bien appuyé, bien d'aplomb. Change d'expression à mesure qu'il traduit ce qui se passe dans sa tête, quelquefois même dans le coeur. Devient tendre, humide, profond et doux. Fait deux ou trois tours pour bien analyser sa sensation. APRÈS De plus en plus tendre, provocant, même impatient. Ne semble pas se douter que des centaines d'yeux voient le sien. N'aperçoit que lui et tient à le lui montrer. Oeil très compromettant. L'OEIL DE LA FEMME A LA MODE Ne s'adresse à personne. Elle fait de l'oeil parce que « ça lui va bien », et porte involontairement le trouble dans l'âme des provinciaux et des petits jeunes gens qui demeurent stupéfaits et extasiés. Les autres habitués à ces « oeils-là », ils savent que ça n'engage à rien. Est, au bout de quelques jours, suivie par tous ceux qu'elle a inconsciemment harponnés. Son passage cause des rassemblements. Chacun veut voir « son oeil » particulier, et chacun continue à être satisfait sans qu'elle s'en doute. C'est à qui se placera sur son chemin. Oeil sans conséquence. L'OEIL DE LA PÊCHEUSE D'HUITRES Savant, adroit, captivant. Prodigieusement habile à pêcher en eau, souvent trouble, un monsieur godiche et calé. Se trompe rarement. Est d'avis qu'il ne faut pas dépenser inutilement ses « oeils », mais les diriger vers un but déterminé. Les planches ne sont faites que pour ça. A LA FIN DE LA SAISON A trouvé ce qu'il faut : un jeune gommeux, un Espagnol sans préjugés et un bourgeois myope. Distribue ses « oeils » avec une adresse infinie. Chacun est sûr d'être celui avec lequel on se moque des deux autres. L'OEIL DE LA JEUNE FILLE QUI COURT LES PLAGES POUR SE MARIER Rêveur, persuasif et chaste. S'adresse de préférence au jeune homme qui fait des bêtises et que sa famille désire caser, ou au monsieur déjà mûr dont la fortune est bien établie. Cet oeil en dit très long. Finit souvent par accrocher quelqu'un. Alors, ne quitte plus les planches. Se promène, s'assoit, va, vient afin de faire marcher l'oeil le plus rapidement possible. L'oeil devient vraiment enveloppant et irrésistible et, quelquefois, il allume le monsieur au point d'amener la détonation sous forme de demande en mariage. L'OEIL DE LA FEMME QUI A UN MARI JALOUX. Rapide, furtif et d'une éloquence inouïe. Il implore et exprime le désir d'être désennuyée. Oeil très capiteux et très séduisant pour les blasés. Finit par s'installer aux planches pendant des heures entières. C'est là que la surveillance est le plus difficile à exercer. Un oeil est si vite « fait » et il peut dire tant de choses ! Trouve qu'on répond d'une façon insuffisante à ce qu'elle propose bien nettement pourtant. Décidément les planches sont peuplées de ramollis. L'OEIL DU MARI QUI MÉDITE DE TROMPER SA FEMME ET N'EST VENU À LA MER QUE POUR METTRE CE PROJET À EXÉCUTION Oeil fripon, discret et émerillonné ! Propose un tas de choses du bout des cils. Pousse le langage de l'oeil aussi loin que possible. Découvre d'un mouvement de paupière l'état de son âme qui est très agitée. Au bout d'une semaine il a exécuté son projet. L'objet aimé est une grosse petite boulotte très calme qui, assise aux planches, cherche à répondre de son mieux aux « oeils » incandescents dont elle est bombardée sans relâche. »

Pour conclure, un poème de Charles de Baudelaire intitulé À une passante : « La rue assourdissante autour de moi hurlait. / Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, / Une femme passa, d’une main fastueuse / Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ; / Agile et noble, avec sa jambe de statue. / Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, / Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan, / La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. / Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté / Dont le regard m’a fait soudainement renaître, / Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? / Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! / Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, / Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! »

Photographies 1 à 4 : Détails de la gravure d'époque déjà présentée dans ce blog et intitulée : « CAFE DES INCROYABLES. Ma parole d’honneur ils le plaisante. 1797. » Dans cette estampe, la façon qu'ont les incroyables de regarder d’une manière ostentatoire les autres est accentuée, presque caricaturée, par les postures et tous les objets qui leur servent à observer et avec lesquels ils jouent.

Photographie 5 : « Le jeune”smart”. - Qu'est ce que vous avez à me regarder comme ça ? … J'suis pas un train ! ». Légende du dessin de la première page de Le Journal du 19 octobre 1898.

Photographie 6 : « - Si vous trouvez que vous n'êtes pas assez près, j'peux vous prêter une lorgnette. » Légende du dessin de la première page de Le Journal du 11 mai 1899.

Photographie 7 : Détail d'une gravure du tout début du XIXe siècle intitulée « Le Suprême Bon Ton ».

Photographie 8 : Détail d'une gravure déjà présentée dans ce blog et datant de la fin du XVIIIe siècle ou du début du XIXe.

Photographie 9 : Détail du passage sur les oeillades du livre de Gyp intitulé : Trop de chic (1900).

Merveilleuses & merveilleux