On distingue, selon moi, trois formes d’élégances principales. La première est entièrement dans l’apparence, une certaine forme d’exubérance cependant moderne, inventive, créatrice. Elle est celle des petits-maîtres proprement dits, parmi lesquels on compte l’incroyable, la merveilleuse, le kallopistês, le gommeux, le dandy, le zazou, le corpurchic, la coquette, le jeune-France, le trossulus, le mignon, le coqueplumet, la précieuse, le beau, etc. La seconde est une élégance consommée, qui engage non seulement le corps mais aussi l’esprit, comme pour le « beau et bon » kaloskagathos, le vir magnus, la gente dame, le gentilhomme, la personne de qualité, l’élégant, le bel-esprit, le galant, etc. La troisième sorte d’élégance est celle du sage. Je ne pense pas qu’il existe différentes formes de sagesses, mais, selon les siècles, on donne divers noms à ceux que l’on considère ou qui se pensent ainsi… Là, franchement, peu importe les appellations. Évidemment des mélanges peuvent se produire entre les trois, les premiers cherchant à être les seconds, les seconds pouvant aussi être de la première catégorie. Quant au sage, comme l’écrit un poète chinois dont j'ai oublié le nom : « Qui dit que le sage est sage s’il n'accepte telle condition ? » Catégoriser est pratique mais trancher inutile.
Cette mise en situation me permet de venir au sujet de cet article, composer après la lecture d’un autre, de la revue Dandy d’octobre – novembre 2018 et intitulé « Les honnêtes hommes ». Il s’agit d’une analyse sévère d’un genre ‘nouveau’ de gandisme.
La critique, si elle peut blesser l’individu qui en est le sujet, surtout quand elle n’est pas justifiée, souvent permet aux personnes extérieures de récolter des informations. Une très grande partie des documents d’époque sur les petits-maîtres en sont, ou des caricatures de ceux-ci.
Je vais essayer de ne pas être trop tranché et polémique et de révéler l’intérêt de ce papier. Le premier donc a été de m’informer sur un ‘nouveau’ genre de gandin. Je dois avouer que je suis plutôt affamé dans ce domaine, ne trouvant dans notre monde, et particulièrement en France, plus beaucoup d’élégances créatives, et encore moins d’élégances pures.
L’auteur utilise le nom « honnête homme » de manière péjorative. Comme je l’écris dans Les Petits-maîtres de la mode, le premier honnête homme naît sans doute avec l’époque moderne qui débute avec la fin du Moyen Âge, et est un des nouveaux modèles de civilité et d’élégance à partir du XVIIe siècle. Il s’inscrit dans les Lumières. Cette appellation, plutôt valorisante, est ici détournée, comme autrefois on appelle « rococo » « baroque » ou « céladon » un individu qui suit des modes passées.
Le journaliste le décrit comme « Parisien », ce qui est une marque de la grande majorité des petits-maîtres, depuis le XVIIe siècle ; Parisiens parmi lesquels on peut compter quelques banlieusards comme le Versaillais.
« Son rêve balzacien est prosaïque : devenir un membre reconnu de la société des élégants de la capitale ». Là aussi l’élégance est un sujet important des gandins.
« Il a entre 25 et 30 ans et vit en couple avec sa compagne depuis la post-adolescence, ne se pacse pas (horreur!) mais va droit au mariage […] ». Cela évoque le BCBG (Bon Chic Bon Genre) des années 1980 ou le versaillais. Cela rappelle aussi que l'histoire de l'élégance française s'est construite en grande partie autour de la relation avec la dame, notamment à travers la courtoisie et la galanterie.
L’auteur le dépeint de droite « bourgeoise », puis d’« anarchiste de droite ». La liberté, un certain libertarisme, est une notion primordiale chez les petits-maîtres, depuis toujours (voir un prochain article).
Il recherche le sur-mesure (voir mon article sur La Mesure où son importance est évoquée). « Son concept de l’élégance est finalement très français : on ne pourrait faire mieux. »
« N’arrivant pas à digérer l’idée que le style “à la française” s’est éteint lorsque l’on a commencé à guillotiner les gens, il se limite à admirer les produits de l’art sartorial anglais et se sent partagé quant aux tailleurs italiens. » Il est vrai que depuis la Révolution les choses se passent ainsi chez beaucoup d’élégants français.
L’auteur continue en le portraiturant mélangeant une élégance raffinée à une « excentricité bariolée », ce qui est à la source de l’élégance française, avec un goût profond pour la haute qualité et les falbalas et autres formes de ‘personnalisation’. Il a donc du galbe. Comme l’écrit Georges Matoré dans Le Vocabulaire et la société sous Louis-Philippe (1967) : « Avoir du galbe, c’est posséder ce que l’on appelle familièrement aujourd’hui du “chic”, c’est-à-dire quelque chose d’intermédiaire entre l’élégance et l’originalité. »
« Terrorisés par le spectre de l’excentricité, les honnêtes-hommes se persuadent d’être des gens normaux, habillés “convenablement”. » Il est vrai que cherchant très souvent l’élégance, le gandin peut être tiraillé entre celle-ci et d’un autre côté son exubérance foncière, son besoin continuel de création, de joie, de bousculer les frontières, celles même de l’élégance.
Enfin, comme beaucoup de gandins, ces « honnêtes-hommes » appartiennent « à une sorte de tribu » : « Comme des adolescents, les honnêtes-hommes se sentent bien en groupe [...] » et aiment faire « un vaste étalage d’eux-mêmes ». Là on est dans les mouvements de mode, comme tous les jeunes gens en inventent en France à chaque génération, surtout jusqu’au milieu du XXe siècle, avant que l’Angleterre fasse surgir les plus originaux d’entre eux. C’est pourquoi je suis toujours très heureux de découvrir un mouvement contemporain venant de France ! L’auteur les caractérise comme étant très discrets. Ils font étalage d’eux-mêmes tout en cherchant la discrétion (surtout semble-t-il pour se démarquer du monde actuel consumériste et souvent très vulgaire). La contradiction est très fréquente chez les gandins, car elle permet de bousculer les barrières, les limites, comme déjà dit : par soif de liberté.
Tels que révélés par le compositeur de l'article, ces gentilshommes sont donc dans la lignée des petits-maîtres, et se démarquent d’autres personnages contemporains comme le (ou la) steampunk, le nouveau dandy (dont l'auteur se revendique) ou le chap anglais (voir ici et ici) et la chapette (le chapisme serait aussi appelé « anarcho-dandysme »).
Dans la même revue (n°50, d'avril 2014), ce journaliste nous avait déjà gratifié d'un autre sujet intéressant : le retro-excentrique, mais attaqué avec la même virulence, avec une belle illustration dessinée par lui-même (cliquez sur la photographie ci-dessous pour accéder à l'article).
Un grand merci donc pour cet écrit sur les honnêtes hommes d’aujourd’hui, et mes plus respectueux hommages à ces gens qui, s’ils ne sont pas rêvés, m’apportent par leur existence même un certain soulagement. La lecture de cet article, découvert juste avant Noël, fut pour moi un véritable cadeau ! Et je dis cela sans aucune ironie… préférant un humour délicat. Oui parfois le cœur saigne, surtout chez un amoureux du gandisme au milieu de ce début de siècle ; et avide de réconfort, il arrive à en trouver là où le but n’est évidemment pas d’en donner.