L’art en broderie au Moyen-Âge

L’art en broderie au Moyen-Âge
L’art en broderie au Moyen-Âge

Tenture de la vie seigneuriale, La broderie, Pays-Bas du Sud, vers 1500. Tapisserie à fils de soie et de laine, 265 x 224 cm, Musée de Cluny, Cl. 2181, © RMN-Grand Palais (Musée de Cluny – Musée national du Moyen-Âge) / Michel Urtado.

L’art en broderie au Moyen-Âge est le titre de la nouvelle exposition du Musée de Cluny à Paris qui se déroule en ce moment et jusqu’au 20 janvier 2020. En parallèle, le Château d’Écouen, Musée national de la Renaissance, nous gratifie, jusqu’au 27 janvier 2020, d’une exposition complémentaire sur la broderie des XVIe et XVIIe siècles, intitulée La Renaissance en broderies.

Évidemment, le terme d’« art » n’est pas présent fortuitement : Au Moyen-Âge, et même pendant tout l’Ancien Régime, on considérait la broderie comme un art majeur. La France a excellé dans celui-ci jusqu’au terme du XVIIIe siècle et la fin de l’hégémonie de la vogue de l’habit dit ‘à la française’. Ce dernier comprenait le plus souvent des broderies. On brodait aussi des tapisseries dont certaines formaient un ensemble que l’on appelle « tenture ». La Tapisserie de Bayeux serait la tapisserie aux points d’aiguille (brodée) connue la plus ancienne. Elle est du XIe siècle, fait 70 m de long et narre l’invasion de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant.

On distingue les tapisseries brodées, de celles créées sur un métier à tisser comme c’est le cas pour la tenture dite de La Dame à la licorne, du début du XVIe siècle. L’exposition ne présente aucune tapisserie brodée mais des antependia (devants d’autels) et autres parements d’autels, des chasubles, des mitres, des chaussons liturgiques (et même un fragment de chausse), des parures d’aubes, des étoles, des orfrois, des chaperons, des panneaux, des aumônières, des bourses, des reliures, des galons et même un carapaçon de cheval et une coiffe ! Le Musée de Cluny possède 46 ‘numéros’, tous présents dans cette exposition, excepté un, cependant dans le catalogue qui est donc non seulement le catalogue de l’exposition mais aussi celui de la collection de broderies du musée. Autour de ces objets, d’autres proviennent de divers musées français et européens, dont certains complétant des fragments en la possession du musée de Cluny.

L’art en broderie au Moyen-Âge

Fragment d’un caparaçon de cheval. Angleterre, vers 1330-1340. Velours de soie rouge, support intermédiaire en taffetas de soie ; broderie : soies polychromes, filés or et argent (lames d’argent doré sur âme de soie et d’argent sur âme de lin), perles et cabochons de verre ; broderie en relief. 51 × 124 cm. Musée de Cluny, Cl. 20367 a. © RMN-Grand Palais (Musée de Cluny - Musée national du Moyen-Âge) / Michel Urtado.

La broderie est faite à l’aiguille, et se distingue des tissus parfois imagés produits sur des métiers comme les tissus brochés, etc. Elle nécessite un support, qui peut être de diverses matières (tissu, cuir, etc.), et par là ne se confond pas non plus avec d’autres travaux à l’aiguille de passementerie, comme la dentelle. Les fils sont de soie, d’or, d’argent ou de laine. Certains des fils en métal ne le sont que partiellement. Les diverses façons de travailler les tissus sont inouïes, ainsi que les différentes techniques. L’exposition commence par montrer quinze types de points parmi beaucoup d’autres ! Comme le dit la commissaire d’exposition, au Moyen Âge on a inventé une grande quantité de nouvelles techniques ! En cela, l’exhibition est très didactique et très complète. Elle se poursuit en nous montrant comment on les fabriquait, avec des outils d’époque et même des ouvrages du début du XVIe siècle contenant des modèles. On apprend un peu sur l’organisation de ces métiers ; comment les princes possédaient leurs brodeurs ; comment on fabriquait ces broderies, de quelle manière, avec quelles techniques, quels outils, quels matériaux… et cela même dans le cadre du reste de l’exposition où on retrouve des exemples en voie d’élaboration, avec le poncif, les emplacements laissés pour « la broderie de rapport », c’est-à-dire des éléments brodés à part et ajoutés ensuite à l’ensemble, etc.

Le gros de l’exposition donne des exemples de textiles brodés des principaux centres de production du bas Moyen-Âge, venant : d’Allemagne du Nord et du bassin de la Meuse des XIIe – XIVe siècles, de « l’opus anglicanum » des XIIe – XIVe siècles, de Paris et de la France des XIIIe – XVe siècles, de « l’opus florentinum » des XIVe – XVe siècles et d’autres germaniques et flamandes des XVe et début XVIe siècles. Il ne manque que la production espagnole, elle aussi de qualité, mais dont le Musée de Cluny ne possède aucun exemple.

L’exposition compare le travail des brodeurs à celui des peintres. Une partie de la tâche de ces derniers consistait parfois à fournir des cartons aux premiers, ainsi qu’à d’autres métiers (lissiers, peintres verriers, céramistes…). Le catalogue nous le dit : « De telles collaborations et une clientèle commune (l’Église et les grands) expliquent pourquoi ces divers métiers cohabitent fréquemment avec les peintres au sein d’une même corporation aux XIVe et XVe siècles. » Les enluminures, les portraitures et toutes sortes de représentations couvraient les éléments de la vie quotidienne médiévale, depuis le sol jusqu’au plafond, à l’intérieur et à l’extérieur des édifices, sur les habits, dans et sur les livres, sur la vaisselle, sur les meubles, etc. Le monde occidental est, depuis la haute Antiquité jusqu’à aujourd’hui, un monde de la représentation, et la photographie, le cinéma, la télévision et internet ne nous contrediront pas.

L’art en broderie au Moyen-Âge

Fragment d’aumônière : Fauconnier, France (Paris), vers 1340. Velours rouge coupé (fond) ; toile de lin et taffetas de soie léger rapportés ; broderie de soies polychromes et de filés or. 20,7 × 20,7 cm. Musée des Tissus de Lyon, MT30020.2. © Lyon, musée des Tissus et des arts décoratifs / Sylvain Pretto.

L’art en broderie au Moyen-Âge

Si la broderie était considérée comme un art à part entière, et des artistes de renom composaient des dessins lui étant destinés, comme Botticelli, c’était aussi un art en usage dans les familles plus pauvres, les textiles étant souvent fabriqués chez soi. On filait, tissait, tricotait, brodait, composait de la dentelle, etc., non seulement pour la famille mais aussi parfois pour la vente, ce qui constituait un complément de rémunération. Même si les exemples présentés et le plus souvent conservés appartiennent à de riches parures aristocratiques et surtout ecclésiastiques, et sont sans doute majoritairement des productions d’ateliers urbains, la broderie était en usage dans toutes les classes de la société médiévale. Le catalogue de l’exposition le précise dès le début : « Dans l’Occident médiéval, la broderie était omniprésente dans le quotidien des hommes et des femmes. D’or, d’argent et de soie, elle couvrait les murs et le mobilier des demeures princières, les habits des membres de la cour, les ornements liturgiques. On aurait tort toutefois de la croire réservée aux plus riches, car des broderies plus simples et moins onéreuses pouvaient aussi décorer les vêtements et accessoires des plus modestes, tandis que des lettres tracées au fil servaient à marquer le linge de tous. » Non seulement brodeuses et brodeurs professionnels pratiquaient cette discipline dans le cadre d’ateliers, mais les travaux à l’aiguille s’inscrivaient aussi parmi les disciplines enseignées aux jeunes femmes, ce qui était encore le cas dans la première moitié du XXe siècle en France.

De nos jours encore, la broderie reste très en usage. Lorsque j’ai créé mon blog, en 2007, j’ai été très surpris de constater qu’il existait une grande quantité de blogs consacrés à la broderie et autres travaux d’aiguille, ainsi que de multiples sites et forums où s’échangeaient des astuces, techniques, poncifs, etc. Je crois me rappeler qu’à l’époque, chez mon hébergeur, le nombre de ces blogs et celui de leurs visiteurs dépassaient ceux de tous les autres genres. Cela m’avait marqué, car je me suis alors dit que c’était un art qui se cachait, n’ayant jamais vu personne broder dans le métro, sur un banc public ou même à la plage !

La broderie pouvait être très luxueuse. La soie, l’or et l’argent apportaient des reflets avec lesquels les artistes jouaient. Les couleurs utilisées pour les fils et les supports étaient parfois très précieux. Le temps mis à la réalisation de ces œuvres ajoutait à leur valeur. On aditionnait des perles, des pierres précieuses (cabochons…), de la verroterie, des émaux, etc. Sans doute utilisait-on aussi d’autres éléments comme des clinquants, des chamarres, des paillettes et autres affiquets, comme on le faisait au XVIIIe siècle (voir l’exemple à la fin de cet article).

Comme on le constate sur certaines des images de cet article, au Moyen Âge les broderies se retrouvaient sur tous les tissus : d’ameublement, vêtements… Cependant, les exemples de textiles médiévaux sont rares, ce qui rend cette exposition d’autant plus attrayante. Surtout qu’ils sont très fragiles, et que pour trois mois d’exposition il faut compter trois années de mise à l’abri dans le noir. Certaines couleurs ont passé, et c’est dommage ; mais l’exposition présente de très beaux exemples, notamment parisiens, avec des dégradés de couleurs magnifiques rendus par la technique du point fendu… il me semble… mais je ne suis pas spécialiste… On mettait au point des couleurs d’une très grande tenue et très belles. J’avais déjà remarqué cela dans la tenture de La Dame à la licorne, où les couleurs des restaurations du XIXe siècle ont beaucoup ternies avec le temps, alors que celles originelles, du XVIe siècle, restent encore très vives aujourd’hui. Dans cet article, la seconde photographie et celle tout en bas à gauche montrent chacune un ensemble, et on constate que la restauration du XIXe siècle en bas de chaque tapisserie est devenue beaucoup plus claire que le reste. Ceci dit, cette tenture est exposée constamment, sans tenir compte des trois mois / trois ans dont j’ai parlé, ce qui doit sans doute poser des problèmes de conservation.

Si cette exposition n’occupe pas un grand espace, le frigidarium, là où se trouve le fameux pilier des nautes, elle reste un grand évènement. Et pour finir, j’ai lu par hasard quelques heures avant la présentation de l’exposition deux rondeaux de Charles d’Orléans (1394 – 1465) sur les merciers (je suis dans une période de lecture de poésies médiévales et du XVIe siècle en ancien français et en latin). Ceux-ci vendaient divers produits de mode, dont certains brodés, comme de la broderie de rapport, des galons brodés, des aumônières, des bourses elles aussi brodées, etc. Ici, il s’agit d’un « petit mercier » ambulant ne vendant que des breloques (on dit alors mirlifiques ou oberliques), mais je trouve ces poèmes charmants, comme du reste toute l’œuvre de cet auteur. Certains merciers vendaient des produits de luxe, d’autres ne proposaient que de menus dorelots… des fanfreluches… des colifichets… Dans le premier rondeau, le poète dit que ce que possède le petit mercier ambulant, dans son panier, ne vaut rien : ce ne sont que des breloques ; et que ce n'est pas la peine de faire comme s'il s'agissait de reliques. Il lui demande cependant de déployer le contenu de son panier, afin de voir s'il peut trouver quelques bagues d'un peu plus de valeur. Le second rondeau est la réponse du petit mercier, qui demande que l'on ne blâme pas son métier, ajoutant qu'il gagne sa vie modestement, sou après sou, et qu'il perd de l'argent à écouter le poète.

« LE PETIT MERCIER

Rien ne valent ses mirlifiques
Et ses menues oberliques :
D’où venez-vous petit mercier ?
Gueres ne vault vostre mestier,
Se me semble, ne voz pratiques.

Chier les tenez comme reliques ;
Les voulez-vous mettre en chroniques ?
Vous n'y gaignerez ung denier.
Rien ne valent ses mirlifiques
Et ses menues oberliques,
D’où venez-vous petit mercier ?

En plusieurs lieux sont trop publiques ;
Et pour ce, sans faire repliques,
Desploiez tout vostre pannier,
Affin qu’on y puisse serchier
Quelques bagues plus autentiques .
Rien ne valent ses mirlifiques… »

« REPLIQUE DU PETIT MERCIER

Petit mercier, petit pannier !
Pourtant se je n'ay marchandise
Qui soit du tout à vostre guise,
Ne blasmez pour ce mon mestier !

Je gangne denier à denier ;
C’est loings du trésor de Venise :
Petit mercier ! petit pannier !
Pourtant se je n'ay marchandise !

Et tandis qu’il est jour ouvrier,
Le temps pers quant à vous devise ;
Je voys parfaire mon emprise
Et par my les rues crier :
“Petit mercier ! petit pannier !” »

Ci-dessous : photographies provenant du catalogue, avec une aumônière, une bourse (l'aumonière est en réalité à peu près deux fois plus grande que la bourse), des détails, une reliure et une coiffe (là aussi les proportions ne sont pas respectées).

L’art en broderie au Moyen-Âge
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Merveilleuses & merveilleux